Un oiseau peut être mortel – Histoire courte

Quatre-vingt-douze jours que je suis enfermé dans cette chambre d’hôpital. Quatre-vingt-douze jours que je pourris la vie de ma fille qui se sent obligée de me faire des visites chaque weekend, de m’appeler tous les jours, de m’apporter des petits cadeaux, des livres, des chocolats, des fleurs.

C’est un amour cette gosse. Elle est professeure de français depuis deux ans. Je suis sûr que les mômes l’adorent. Moi je l’adore.

Pourtant je suis plutôt du genre taciturne et solitaire. Mais sa présence c’est comme des courants d’air frais, des bulles d’amour qui éclatent à la surface d’un lac.

Elle avait 2 ans quand on s’est retrouvés sans sa mère. On étouffait en Région Parisienne. On ne voyait le ciel que par morceaux carrés ou rectangulaires.

Quand j’ai hérité de la maison de mes parents à vingt kilomètres de Dinan, je n’ai pas hésité. On l’a rafraichie un peu et on y vit bien.

Ma gosse elle a poussé à l’air frais et au rythme de nos balades. Mon truc à moi c’est les oiseaux. Son truc à elle c’est les bouquins. Alors on se promène, on regarde, on écoute. Je prends des centaines de photos. On choisit les plus belles, je recadre, j’imprime… Je n’arrive pas à retenir leurs noms. Elle rit, elle me les rappelle.

Quand elle finit un livre, elle me le passe, si elle pense qu’il va me plaire. Elle en lit vingt quand moi j’en lis un. Mais c’est pas grave, elle est patiente, me range soigneusement ceux qu’elle m’a sélectionnés.

Quand elle est partie faire ses études à Rennes ça a été dur. Je n’ai rien dit. Je pleurais comme un con dans la voiture après l’avoir déposée à la cité U et je la récupérais le vendredi avec un sourire que je ne pouvais plus enlever du weekend.

Un été elle a bossé à la boutique de bricolage avec moi. Les patrons l’auraient bien gardée plus longtemps. Ils disaient que son sourire faisait revenir les papis du coin plus souvent. Avec l’argent elle s’est payé une voiture et elle a fait la route toute seule à la rentrée. Et puis il y a eu les weekends copains. Elle venait moins. Mais elle me dit que je suis sa cigarette. Trois semaines sans venir, ça la rend dingue. J’en profite…

Elle a été nommée dans un collège pas loin. Elle dit qu’elle a de la chance.

Je fais mes promenades oiseaux tout seul souvent. Je les écoute. Je les photographie. Je les trouve captivants, touchants. Je suis allé les photographier jusqu’en Crète l’automne dernier.

Sur la route, pour aller à la boutique, je croise régulièrement un héron. La première fois il était debout au milieu du champ. La tête fière. Il était là le soir un peu plus loin dans le champ. Quelques jours après, il était les pattes dans l’eau de la rivière après le grand virage qui donne sur le petit pont. Puis une autre fois dans le chemin qui va vers la ferme.

C’est devenu un rituel : à l’aller comme au retour je ralentis et je cherche mon héron. Il n’y est pas tous les jours.

Un matin il était si près de la route que j’ai arrêté la voiture. Il m’a regardé de son œil rond et c’est envolé. Majestueux. Immense.

Un soir, il y en avait deux. Un grand et un petit. Pendant plusieurs mois. J’ai supposé que le grand était une femelle. Je me demandais quelle taille pouvait faire le nid. Je n’ai jamais osé les déranger avec mon appareil photo. J’aimais trop mon rituel.

Quelque mois plus tard, à nouveau, il n’y en avait plus qu’un.

Et puis un matin j’étais en retard. J’avais lu un bouquin trop prenant que ma gosse m’avait laissé. Une histoire de bourreau au Moyen-Âge. Mes yeux avaient eu du mal à s’ouvrir après seulement quatre heures de sommeil !

J’ai avalé ma tasse de café brûlant et j’ai sauté dans mon monospace. Allez savoir pourquoi j’ai une bagnole de cette taille alors que je suis seul avec une fille en transit…

Il me restait cinq minutes pour parcourir les huit kilomètres qui me séparent de la boutique. Je suis d’ouverture le matin et les papis ils sont toujours là pour la levée du rideau.

J’ai foncé à 90 sur la route sinueuse et comme un con j’ai cherché mon héron des yeux. Quand je me suis dit que c’était stupide c’était trop tard. Une minuscule 106 arrivait en face de moi. Elle du bon côté de la route. Moi du mauvais. Mon tank familial a réduit en miettes la 106 et la gosse qui conduisait, en route pour la fac de Rennes.

J’ai tout vu et entendu, seconde par seconde, minute par minute. Les gens qui s’arrêtaient sur le bord de la route. L’appel des secours. Leur arrivée. Les cris d’une dame sortis d’une voiture blanche. L’hélico. Les pompiers qui nous ont désincarcérés, elle dans sa voiture fine comme une crêpe, moi dans mon tank défenseur. Son corps tordu. Mes jambes broyées. J’ai passé quinze heures au bloc, elle a passé trois jours à la morgue.

Quand les flics sont venus m’interroger, j’ai dit que j’étais en retard, que j’allais trop vite, que j’avais perdu le contrôle. Ma fille, elle, ne m’a posé aucune question. L’autre gosse, elle la connaissait de vue. Elles avaient fréquenté le même lycée à Dinan. Homicide involontaire. Leur justice ne sera jamais aussi violente que celle que m’inflige mon cerveau.

 

Tout à l’heure, elle est arrivée, fraiche, rose, souriante. De son gros sac elle m’a sorti, un mini cactus sous cloche « ça mettra un peu de verdure sans gêner », une boite en fer pleine de mes biscuits secs préférés « ça va te remplumer ! Ils sortent du four », et un énorme livre. Sur la couverture, un magnifique héron cendré. Le titre Oiseaux des étangs. « Regarde cette merveille ! Tu ne peux pas aller les observer, mais là tu as de quoi faire pendant des heures. La photographe qui a pris les photos a un peu d’avance sur toi. Elle utilise un drone. » Pendant qu’elle tournait les pages sur ces remarquables photos, j’ai tourné la tête vers la fenêtre.

 

Le carré de ciel était gris, barré d’un immeuble. Aucun oiseau dans le carré.

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