Sur la route, pour aller à la boutique, je croise régulièrement un héron. La première fois il était debout au milieu du champ. La tête fière. Il était là le soir un peu plus loin dans le champ. Quelques jours après, il était les pattes dans l’eau de la rivière après le grand virage qui donne sur le petit pont. Puis une autre fois dans le chemin qui va vers la ferme.
C’est devenu un rituel : à l’aller comme au retour je ralentis et je cherche mon héron. Il n’y est pas tous les jours.
Un matin il était si près de la route que j’ai arrêté la voiture. Il m’a regardé de son œil rond et c’est envolé. Majestueux. Immense.
Un soir, il y en avait deux. Un grand et un petit. Pendant plusieurs mois. J’ai supposé que le grand était une femelle. Je me demandais quelle taille pouvait faire le nid. Je n’ai jamais osé les déranger avec mon appareil photo. J’aimais trop mon rituel.
Quelque mois plus tard, à nouveau, il n’y en avait plus qu’un.
Et puis un matin j’étais en retard. J’avais lu un bouquin trop prenant que ma gosse m’avait laissé. Une histoire de bourreau au Moyen-Âge. Mes yeux avaient eu du mal à s’ouvrir après seulement quatre heures de sommeil !
J’ai avalé ma tasse de café brûlant et j’ai sauté dans mon monospace. Allez savoir pourquoi j’ai une bagnole de cette taille alors que je suis seul avec une fille en transit…
Il me restait cinq minutes pour parcourir les huit kilomètres qui me séparent de la boutique. Je suis d’ouverture le matin et les papis ils sont toujours là pour la levée du rideau.
J’ai foncé à 90 sur la route sinueuse et comme un con j’ai cherché mon héron des yeux. Quand je me suis dit que c’était stupide c’était trop tard. Une minuscule 106 arrivait en face de moi. Elle du bon côté de la route. Moi du mauvais. Mon tank familial a réduit en miettes la 106 et la gosse qui conduisait, en route pour la fac de Rennes.
J’ai tout vu et entendu, seconde par seconde, minute par minute. Les gens qui s’arrêtaient sur le bord de la route. L’appel des secours. Leur arrivée. Les cris d’une dame sortis d’une voiture blanche. L’hélico. Les pompiers qui nous ont désincarcérés, elle dans sa voiture fine comme une crêpe, moi dans mon tank défenseur. Son corps tordu. Mes jambes broyées. J’ai passé quinze heures au bloc, elle a passé trois jours à la morgue.
Quand les flics sont venus m’interroger, j’ai dit que j’étais en retard, que j’allais trop vite, que j’avais perdu le contrôle. Ma fille, elle, ne m’a posé aucune question. L’autre gosse, elle la connaissait de vue. Elles avaient fréquenté le même lycée à Dinan. Homicide involontaire. Leur justice ne sera jamais aussi violente que celle que m’inflige mon cerveau.
Tout à l’heure, elle est arrivée, fraiche, rose, souriante. De son gros sac elle m’a sorti, un mini cactus sous cloche « ça mettra un peu de verdure sans gêner », une boite en fer pleine de mes biscuits secs préférés « ça va te remplumer ! Ils sortent du four », et un énorme livre. Sur la couverture, un magnifique héron cendré. Le titre Oiseaux des étangs. « Regarde cette merveille ! Tu ne peux pas aller les observer, mais là tu as de quoi faire pendant des heures. La photographe qui a pris les photos a un peu d’avance sur toi. Elle utilise un drone. » Pendant qu’elle tournait les pages sur ces remarquables photos, j’ai tourné la tête vers la fenêtre.
Le carré de ciel était gris, barré d’un immeuble. Aucun oiseau dans le carré.