Tu n’étais pas là quand elle est née.
Elle était si mignonne.
D’habitude, un bébé c’est moche et fripé,
rouge et braillard.
Pas elle.
Elle était tellement parfaite
que le personnel de la maternité
faisait volontairement un détour
pour la voir.
Je souriais bêtement
cachant mon désarroi.
Comment fait-on
pour faire grandir
un si beau bébé
quand le père nous bat?
Il s’en est voulu, tu sais.
Il m’a juré de ne pas recommencer.
J’avais partagé mon ventre avec lui
et quand il a été bien gros
bien rond
il m’a giflé.
Qu’est-ce que j’avais à l’emmerder
avec mes questions?
Il m’a trainée par terre
par les cheveux
jusqu’à la chambre
jusqu’au lit.
M’a hurlé de lui foutre la paix.
Serais-tu intervenu?
L’aurais-tu plaqué au sol?
L’aurais-tu apaisé?
M’aurais-tu demandé
de ne pas l’énerver davantage?
Le lendemain,
le flic m’a dit:
« Il a pourtant l’air d’un gars sympa ».
Tu aurais dit la même chose.
Un sourire tendre,
un corps longiligne
des mains de pianiste,
un flegme tout britannique.
Le foyer qui m’a accueillie était si triste.
J’étais si seule.
Mes rêves d’indépendance,
d’autonomie,
de voyage
et de liberté,
morts dans l’œuf
à 20 ans.
Il n’aimait pas les capotes.
Pas assez de sensations.
Mais il a raté son coup
cette fois-là.
Je sais ce que tu vas me dire.
« On s’abstient.
Les corps se contrôlent.
On ne cède pas à la tentation. »
Le sexe a 20 ans,
c’est comme les bonbons à 5 ans,
c’est tellement meilleur
quand on prend des risques.
Depuis le temps
que les bébés naissent
dans le « pêché »
je suis étonnée que toi,
si puissant,
si important,
tu restes caché
derrière tes dogmes
archaïques.
Tu sais, j’y suis retournée.
J’ai essayé.
Je ne me suis pas mariée, non.
« Quand on a déjà un boulet au pied,
on ne s’en met pas un deuxième »,
disait ma mère.
Mais à deux,
c’est quand même plus facile
d’élever un bébé.
Enfin, c’est ce que je me suis dit.
Si tu savais.
Si tu avais vu.
Tout l’intéressait,
sauf un bébé.
Je finissais par en vouloir à ma fille
d’avoir un mauvais père.
Il a recommencé.
Il avait juré pourtant.
Elle n’était plus dans mon ventre,
elle était dans mes bras.
Quelques mois plus tôt,
j’avais protégé mon ventre,
là,
j’ai protégé son corps,
offrant mon dos aux coups.
Elle n’a rien eu.
J’étais brisée.
Je l’ai quitté.
Longtemps.
Je m’en sortais bien
chez papa et maman.
Mais tu sais ce que c’est toi
d’être une mère
sous le toit de ses parents?
Tu sais ce que c’est
de cumuler
culpabilité,
fatigue,
surmenage,
sentiment d’échec?
Il venait la voir.
Gentil, tendre,
souriant,
quelques heures.
Il repartait vite.
J’allais le voir.
Nous avons passé des vacances
ensemble,
jouant à la vraie famille,
une mère,
un bébé et…
un ado.
Usant.
Tu souris?
Non ce n’est pas drôle.
À la fin des vacances,
j’étais enceinte.
Je venais enfin de trouver
comment
reprendre ma vie en main.
Plus que quelques détails à régler,
de garde, d’inscription, de budget,
et je redémarrais.
Mais avec un deuxième bébé…
Tuer trois vies ou
en tuer une?
Tu frémis.
Tu te demandes
ce que j’ai choisi,
si tu dois me ranger
dans les meurtrières
aux côtés de ceux
qui font la guerre.
« Faisons taire le cri de mort,
ça suffit les guerres!
Que cessent les avortements,
qui tuent la vie innocente »,
tweetais-tu
le 11 avril dernier.
À l’heure où des gens meurent
étouffés
des suites d’un virus
que par notre irresponsabilité
nous ne savons pas contrôler,
tu me dis que je ne vaux pas mieux
qu’un Poutine,
un Netanyahou
ou un Bashar al-Assad.
Je l’ai tué.
Je ne suis plus jamais
retournée vers cet homme.
J’ai sauvé ma vie
sans offrir mon deuxième enfant
à une autre famille.
J’en serais morte.
Accoucher et
abandonner mon bébé.
Il n’y a qu’en accouchant
qu’on sait ça.
Tu as accouché?
Tu peux porter un enfant?
Tu as déjà vécu cette expérience
humaine, animale,
unique?
À la seconde où on le voit,
on est une autre.
Certaines se brisent,
d’autres s’ouvrent.
Jamais tu ne sauras.
Et parce que jamais tu ne sauras,
tu devrais mourir de honte
de me dire
ce que je dois faire de mon ventre.
C’est toi le criminel.
Monarque absolu de la chrétienté.
Toi qui obliges des femmes
à souffrir.
Toi qui obliges des enfants
à souffrir.
Par ta force
moralisatrice.
Par tes Tweets
abjects.
Par ta culpabilisation
ancestrale.
Bénis les vivants
toi qui es si puissant.
Bénis ma fille
que j’entends respirer
devant ce coucher de soleil.
Bénis-moi, qui ai su m’en sortir.
Bénis mes parents,
trop jeunes grands-parents.
Bénis ce médecin
formé pour soigner la vie
qui en a stoppé une,
pour sauver la mère
d’une mort certaine,
sinon physique,
au moins cérébrale.
Et quand ta grande Bonté
aura compris,
bats-toi à nos côtés
pour que plus aucune femme
ne soit tributaire
du choix des hommes,
de ses lois,
de sa morale,
de ses croyances.
Bats-toi
pour que mon ventre soit à moi
et à personne d’autre.