Deux-cent-vingt-huit jours plus tard – Histoire courte

Iona prévoyait toujours tout. Zenos la trouvait pour ça assez « chiante ».

Mais ça, elle ne l’avait pas prévu…

Tout avait commencé fin avril quand le virus avait muté de manière radicale. Iona s’occupait de les confiner, de les ravitailler et de préserver leur anonymat.

Leur mère était morte deux ans plus tôt, battue à mort en pleine rue. Elle avait juste eu le temps, à l’hôpital, de confier à Iona l’éducation de Zenos: « Tu t’occupes de ton frère! Jure le! »

Iona avait juré. À partir de là, elle avait échafaudé un plan de vie parfait, lui permettant de commencer son métier, tout en étant à la maison pour veiller sur Zenos. Elle avait 18 ans, elle était acceptée dans l’une des meilleures écoles de journalisme d’Athènes. Elle re-postulerait plus tard.

De toute façon, le journalisme, ils l’avaient tous les deux appris dès le plus jeune âge, trainés en permanence dans les salles de rédaction et sur le terrain par les parents et le grand-père.

Au moment de la pandémie, ils étaient tous les trois morts depuis longtemps. Chacun pour le journalisme. Leur grand-père, Kristos, au cours d’un reportage d’une révolte ouvrière à Dionysos. Leur père, Sacha, descendu en pleine salle d’audience lors d’une tentative d’évasion. Leur mère, Moïra, traquait tous ceux qui exploitaient la misère des réfugiés: les passeurs, les équipages des navires de guerre de l’OTAN, les lobbyistes de l’armement, les garde-côtes grecs et turcs… Elle ne lâchait rien.

Parmi tout ce beau monde, l’un d’eux avait réussi à lui mettre la main dessus et à la faire taire.

Le truc de Iona c’était le dessin caricatural. Son crédo, le féminisme.

Iona se battait au quotidien sur les réseaux sociaux, avec ses dessins, pour la libération de la femme grecque, la fin du patriarcat et de la domination de l’Église orthodoxe, la liberté de se marier ou non, de prendre la pilule, d’avorter, de changer de genre, d’aimer une femme…

Elle comptait, à 20 ans, plusieurs millions d’abonnés. Pour des dessins!

Iona n’était pourtant qu’une simple vendeuse en boulangerie. Voilà, c’était ça son plan. Partir bosser tôt le matin, rentrer à quinze heures avant son frère.

Zenos devais finir le collège et le lycée, puis ils iraient tous les deux en école de journalisme faire valider un diplôme qui leur fournirait une carte de presse, des contacts et l’accès au média de leur choix.

Parce que oui, malgré cette famille de journalistes maudits (un oncle journaliste de guerre était également mort pendant le conflit Gréco-Turc des îles de la mer Égée), Zenos voulait, aussi, être journaliste!

Depuis l’âge de 10 ans, il était accro aux « fake news ». Il avait commencé par les traquer dans son collège. Il avait ensuite étendu son domaine d’action sur les réseaux sociaux quand il avait enfin eu ses propres comptes. Il croisait toutes les informations et faisait des micro-vidéos pour démontrer les fausses informations. Sa sœur et sa mère les relayaient ensuite sur leurs propres réseaux.

En un an, sa réputation était faite. Il n’avait plus à les traquer, les fake news venaient à lui. Il recevait des dizaines de demandes par jour: « J’ai vu ça. Tu en dis quoi? », « C’est vrai ou c’est faux? Qu’est-ce que t’en penses? »

Zenos ne pensait pas. Il enquêtait. Des heures. Coup de fils, lectures, vidéos, rencontres en personne… Il finissait par obtenir les infos.

Il avait même aidé sa mère sur un fake autour d’un camp de réfugiés, censé abriter des terroristes, en Bulgarie, à la frontière Serbe.

Iona appelait son frère « Le débuzzer ». Il avait son débuzz!

Depuis la mort de Moïra, Zenos avait continué. Elle l’aurait voulu de toute façon. Passant de sujets légers comme les tweets ahurissants de Trump, à des sujets plus graves comme l’homophobie ou la maltraitance des animaux.

Et puis le Srassona était arrivé…

Zenos avait été débordé tant les gens racontaient de conneries. Il avait fallu démonter chaque intox venant d’Asie, puis d’Italie, d’Espagne, de France et enfin de Grèce. Il parlait et lisait plusieurs langues, était équipé d’un matos hors du commun dans la salle-à-manger qu’ils utilisaient comme bureau avec sa sœur. Il bossait quinze heures par jour à tout analyser, lire, croiser, écouter. Il sortait faire des interviews près des ambassades…

Quand les premiers cas de Srassona sont arrivés à Athènes, Zenos a eu interdiction de sortir. Sa sœur l’a confiné trois semaines avant le confinement officiel à cause de son asthme sévère.

Le 23 mars, le confinement officiel était déclaré. Sa sœur, elle, déclarait son confinement dans une partie de l’appartement. Il ne devait plus avoir aucun contact avec elle. Ils communiqueraient par WhatsApp. Pendant les trois semaines précédentes, Iona avait aménagé leur appartement de façon à ce qu’ils puissent vivre séparément. C’était un vieux machin moche et vétuste, hérité de leur grand-mère, mais grand. Elle s’était fait un coin cuisine dans l’entrée, avait déménagé sa chambre, trop près de celle de Zenos, dans le salon, son bureau dans la salle à manger, sa salle-de-bain dans les toilettes de l’entrée. Zenos avait pour lui la cuisine, sa chambre, la salle-de-bain, et la chambre de sa sœur, qu’il avait transformé en salle de sport et de travail. Il avait de quoi manger pour plusieurs mois, des dizaines de packs d’eau.

Tout, elle prévoyait tout. Elle avait même anticipé que cette saloperie muterait, le rendant plus meurtrier.

À la boulangerie, tout le monde était malade. Le patron avait été hospitalisé début avril. Puis il était revenu, faible, aminci et n’avait pu refaire son pain que mi-mai. La boulangerie avait rouvert. Iona n’y était pas allée de bon cœur. Elle savait que les jeunes mourraient aussi depuis la mutation, mais si tout le monde raisonnait comme elle, Athènes crèverait de faim. Elle y était allée, anticipant sa contamination.

L’Europe allait mal. Tous les pays avaient vu leurs taux de contaminés tripler chaque semaine à partir de la fin avril, malgré les confinements. Les gens mouraient dans les pires conditions. On n’acceptait plus dans les hôpitaux que les malades de 15 à 40 ans. Un tri odieux mais désespéré: depuis la mutation, le taux de mortalité était de quatre-vingts pour cent chez les enfants et de quatre-vingt-dix pour cent chez les plus de 50 ans. Les 15-40 ans étaient l’avenir et avec des soins appropriés, ils guérissaient vite.

Au milieu du printemps, les légumes pourrissaient dans les champs, les rails des trains rouillaient, l’essence, distribuée par l’armée, était réservée aux travailleurs « utiles ». Pour la première fois, les pays européens, avec la Russie, avaient réussi à établir des règles communes, intransigeantes, d’une sévérité extrême. Ce que n’avaient pas réussi à faire le continent africain et l’Amérique du sud. Sur ces deux continents, c’était une hécatombe. Le Canada avait réagi vite, mais les États-Unis avaient trop longtemps laissé les gens travailler, de peur de voir l’économie s’écrouler. C’était sa population qui était à genoux maintenant.

En juillet, le 1er juillet exactement, plus aucun nouveau cas n’était signalé en Europe. Sûrement parce que tout le monde avait eu soit le SRAVID-20-1, soit le SRAVID-20-2. Il faisait une chaleur étouffante à Athènes, mais on pouvait enfin ouvrir les fenêtres des heures, chose que plus aucun athénien ne faisait plus depuis des années.

Le 10 aout, les transports en commun avaient repris dans Athènes, les magasins avaient rouvert. L’armée, qui avait ravitaillé les gens jusqu’à leur maison, toutes les semaines, récupéré et incinéré les morts, commençait à se retirer.

Les gens sortaient, maigres, hagards, désespérés, apeurés. Certains, ne parvenaient pas à quitter leur maison. La vue de la rue, d’autres personnes, de voitures, les rendait fous. Au début des confinements, on avait imaginé ce que l’on ferait en sortant, les liesses de joie dans la rue, les apéros avec les amis, les retrouvailles sur les terrasses des restaurants.

Mais rien de tout cela ne s’était produit. Ceux qui étaient morts étaient morts. Ceux qui étaient vivants avaient la mort dans les yeux.

Zenos était de ceux-là. Il ne pouvait plus. Il avait entendu sa sœur agoniser dans la pièce à côté, le suppliant de ne pas venir, de ne pas sortir. Il l’avait entendue partir avec les ambulanciers sans pouvoir lui serrer la main, sans lui dire qu’elle était chiante de tout prévoir même ça. Aucun moyen de la joindre, de savoir où elle était. Des militaires passaient chaque semaine dans leur immeuble, mais il n’osait pas approcher de l’entrée. Il n’avait besoin de rien. Elle avait tout prévu pour lui.

Mais elle était revenue. Ils avaient sangloté chacun d’un côté de la porte du salon, n’osant pas ouvrir, n’osant pas se toucher. Assis par terre pendant des heures. Elle avait fini par raconter. L’entrepôt. Les centaines de gens. Les soignants malades eux aussi, mais là. La peur. Les corps qu’on emmène. La peur qu’il sorte la chercher. Qu’il ne lui fasse plus confiance.

Ils avaient encore attendu une semaine, puis elle avait ouvert la porte. Elle était l’ombre d’elle-même. Mais elle était Elle.

« Le monde est ruiné, la famine guette. Mais on doit savoir. Les gens doivent savoir. On a des combats à mener. »

Ils avaient repris leur travail, leurs recherches, leurs enquêtes. Zenos n’avait jamais vraiment arrêté. Malgré l’angoisse, il s’était connecté plusieurs heures par jour, relayait les informations importantes, consultait les plus informés, analysait les vidéos du monde entier, dénonçait les mensonges. Il avait même vu plusieurs fois, sans le savoir, l’entrepôt où avait séjourné sa sœur.

Et puis une vie avait repris dans le monde. On ne peut pas dire une vie « normale ». Juste une forme de vie. On vivait sur des réserves, sur des échanges entre les pays, les frontières s’étaient rouvertes, les vols pour transporter les marchandises avaient repris. On avait frôlé la famine.

Athènes renaissait. Pourtant Zenos ne sortait toujours pas. Iona s’inquiétait, mais il était comme des centaines de milliers de traumatisés dans le Monde. Elle lui parlait chaque jour. Lui racontait le dehors. Le rassurait.

Il promettait. « La semaine prochaine… peut-être, on verra… pour l’instant je n’ai rien à y faire. Et puis cette circulation qui a repris. Ça m’dégoute. On peut déjà plus respirer! »

Iona avait donc patienté, l’avait inscrit à l’école à distance mise en place pour les centaines de jeunes traumatisés qui n’arrivaient pas à sortir et lui dégotait quelques fake news antiféministes.

Il reçut un soir, en message privé cette question:

//La Grèce est en banqueroute. Pour survivre elle vend ses monuments au Qatar. L’Acropole vient d’être achetée par ce type. C’est possible un truc pareil?!!!!//. Une vidéo était jointe.

On y voyait un très bel homme, élégamment habillé, se filmant en selfie avec une perche. Il tenait une femme voilée par les épaules. Très belle. Très élégante. Couverte de bijoux en or. Ils riaient. En arrière-plan on voyait l’Acropole. Puis l’homme prononçait des paroles en arabe, ils envoyaient leurs bras en l’air en criant de nouveau en arabe. L’homme embrassait la femme sur la joue. Elle éclatait de rire. Fin de la vidéo.

Zenos voyait très bien où cette vidéo avait été prise. Il habitait à cinq minutes à pied.

//Qui a filmé?//

//Je sais pas. Faites traduire! Vous verrez.//

Zenos voyait juste un couple de touristes richissime qui avait encore les moyens de faire des voyages sur un jet privé, puisque tous les avions touristiques étaient encore cloués au sol. Mais les paroles criées, ils les avaient comprises. Il ne parlait pas l’arabe mais le comprenait après toutes les heures passées avec les amis Syriens, Algériens ou Libyens de sa mère.

L’homme avait crié « laqad hasalna ealayha! »… « On l’a eu! »

Iona l’appela pour manger. Il mit la table et ouvrit une bouteille de vin. Rituel du vendredi. La règle d’or entre eux était « no-screan » dans la salle-de-bain, aux toilettes et pendant les repas. Zenos raconta donc à sa sœur la vidéo.

– Envoie un message à Andrea, il bosse à l’administration du musée de l’Acropole. Il te dira tout de suite. Mais c’est du délire. Vendre l’Acropole! Fake à cent-dix pour cent.

– De toute façon cette vidéo ne tourne pas sur les réseaux. Je l’ai eue en MP.

Après le repas, chacun retourna à ses occupations. Zenos envoya un message à son cousin en essayant d’en dire le moins possible.

//Salut Andrea. Tout baigne? Dis c’est possible que la Grèce soit contrainte de vendre son patrimoine pour nourrir son peuple?//

Tôt le matin, Iona le secoua.

– Putain Zenos! Ta vidéo elle est à soixante-dix mille vues. Je comprends pas tout, c’est en Italien, mais regarde.

Zenos n’en revenait pas. La même vidéo commentée en italien circulait sur Insta expliquant que la Grèce était le premier pays à accepter de passer le pas en vendant ses monuments aux princes saoudiens et qataris. Qu’aux vues des finances de l’Union Européenne, les autres pays de la communauté suivraient bientôt. Le type de la vidéo disait:

//Bon anniversaire ma princesse! Bienvenue chez toi! ON L’A EU!!//

Andrea avait répondu plus tôt:

//Je suis débordée et au travail même un samedi. Mais on peut prendre un café chez Kiko à 9h.//

Boire un café… Un samedi matin alors qu’il bossait au musée…

Zenos comprit qu’Andrea ne pouvait pas écrire. Mais il avait des choses à dire.

Nous y voilà. Il fallait sortir. Deux-cent-vingt-huit jours qu’il était cloitré dans ces murs. Sept mois et demi. Plus il retarderait, moins il arriverait à sortir. Le bruit extérieur était chaque jour plus envahissant, l’odeur plus suffocante. L’avenue qui passait devant chez eux avait repris son allure d’autoroute, les sirènes étaient assourdissantes. Il approcha de la fenêtre. Écœuré.

– Il faut que je sorte.

Il avait lancé ça comme si de rien n’était.

– Ok.

– …

– Tu veux que je t’accompagne?

– Je vais chez Kiko. J’ai juste à traverser. Andrea y sera dans quarante minutes.

Zenos pris sa douche. S’habilla. Tenta d’avaler une bouchée de daktyla.

À 8h50, il ouvrit la porte de l’appartement. S’approcha de la rambarde. Regarda sept étages plus bas. Descendit les marches une à une. Respira à chaque pallier. Six. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Rez-de-chaussée. La main agrippée à la rampe, il regarda le hall de marbre rouge. Les grands miroirs. La plante chétive. La porte donnant sur la cour. La porte donnant sur la rue, avec ses vitres cathédrale et sa lumière diffuse. Il observa les silhouettes passer et obscurcir quelques secondes les lumières. Il lâcha la rampe. Avança. Toucha le loquet en laiton. Tira. Ouvrit.

Il prit le bruit en pleine face. Sept étages plus haut c’était plus fondu. Il avança d’un pas dans la rue, puis deux, puis cinq, dix… Tout allait bien. Il essayait de rester focalisé sur Andrea et ses questions.

En continuant d’avancer, il leva la tête vers leur étage. Iona était là. Toute petite. Pull jaune. Cheveux pendants pour le voir au ras de l’immeuble. Il lui fit signe puis leva un pouce. Elle se pencha un peu plus tendit un bras et leva un pouce bien haut. Il l’imaginait en train de sourire.

La circulation était déjà démentielle pour un samedi. Comment les Athéniens, privés de tout, trouvaient-ils encore de quoi se payer de l’essence?

Leur avenue était tellement large qu’il fallait traverser en deux fois. Arrivé sur le terre-plein central, il se retourna et leva les yeux une nouvelle fois. Le pull jaune était toujours là. Minuscule.

Rouge pour les voitures. Il s’engagea. Il eut juste eu le temps de penser « L’autre feu! Quel con! » avant que le taxi ne le percute. Puis il pensa « Iona t’avais pas prévu ça » quand sa tête heurta le pare-brise. Quand elle heurta le sol, Zenos n’était plus en état de penser.

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