Ces héros sans médailles – Histoire courte

Ils seront des milliers à rejoindre leur école, collège, lycée. Combien ne seront pas là où ils veulent être… Combien continueront quand même de tout donner…

C’est arrivé d’un coup. Sans prévenir. Crise cardiaque. Sa mère l’a appelée effondrée un soir, deux jours avant les vacances de Noël. Deux jours avant qu’elle ne les rejoigne pour les fêtes. Sa mère est paraplégique à cause d’une stupide chute de cheval. Son père s’occupait de tout. Pas question de la laisser seule.

Claire a appelé son inspecteur. Son dossier de mutation ne sera qu’une formalité : son changement de département pour la rentrée prochaine est officieusement acté.

En avril, au mouvement du personnel, elle demande toutes les écoles de la ville la plus proche de chez sa mère. Pas question de se retrouver dans la campagne, de travailler sans une équipe. Son travail d’équipe à Argenteuil, c’est toute sa carrière. Ils ont tout construit avec ces mômes de ZEP. Des projets solides autour des mathématiques, du théâtre, de l’écrit, de la langue depuis toutes ces années. Ça leur prend des heures, ça grince dans les réunions, mais ils font corps. Alors l’an prochain, Claire ne se voit pas travailler autrement qu’en équipe.

Mais les résultats du mouvement tombent. École élémentaire de T., trois classes.

Douche froide. Vingt ans d’ancienneté et elle ne décroche même pas une ville ? Elle vérifie. Il lui manque quatre points dans son barème pour avoir une des écoles de D. Quatre points c’est quatre ans.

À 16h30, elle prend son courage à deux mains et appelle l’école de T. Le tableau que lui dresse la directrice finit de l’achever :

– En fait il n’y a plus que 2 classes. Il y a eu une fermeture l’an dernier. Pour l’an prochain, vous serez deux nouveaux. On part toutes les deux Sophie et moi.

– Comment seront répartis les élèves ?

– Celle qui aura la direction aura les petits, les moyens, les CM1 et les CM2. C’est mieux, comme ça elle a une ATSEM s’il y a une urgence dans la direction. Il n’y a pas de journée de décharge pour une école de deux classes. Pour l’instant, personne n’a été nommé sur la direction. Ce sera pendant l’été.

– Et l’autre classe ?

– CP, CE1, CE2. Il n’y a pas d’enfants de 5 ans sur l’école. Donc pas de grande-section.

– …

– C’est assez équilibré. Vous aurez 22 élèves chacune.

– …

– Par contre le niveau est très faible. Très peu savent lire.

Claire coupe court avant d’en apprendre plus. Les élèves en difficulté, elle connait. Moins on en sait, mieux c’est. Il n’y a rien de pire que l’étiquetage dans ce métier.

Pendant l’été elle passe un mois à potasser des bouquins sur le multi-niveaux. Elle cherche des manuels adaptables. Elle consulte tous les blogs possibles et imaginables. Tout ce qu’elle a appris dans sa ZEP, même si elle a fait tous les niveaux, ne lui servent pas à grand-chose : ce n’est pas adaptable à des élèves de 6 à 8… en même temps !

Elle passe donc le deuxième mois à fabriquer des outils cohérents au moins pour deux niveaux. Les CP doivent apprendre à lire. Donc ils travailleront à part.

Elle en rit et dit à sa mère que l’été prochain, après avoir ajusté son travail, elle l’enverra à un éditeur : « Méthode clé en main pour un triple niveau dans une école de campagne ».

Mais rien ne se passe comme prévu.

Le jour de la pré-rentrée, elle fait la connaissance de son très jeune collègue, nommé sur la direction. C’est sa deuxième année d’enseignement. Il n’a jamais eu de maternelle. Il n’aura pas de formation de directeur. Il a quatre niveaux et ne veut pas être là. Il habite à l’autre bout du département et doit se trouver un appartement d’urgence.

L’inspectrice et son conseiller pédagogique font le déplacement jusqu’à leur école rien que pour eux. Avec des biscuits pour le café. Claire et Jules sont tout sourire d’être accueillis comme ça. Mais ils déchantent vite. Une enquête pédagogique a été menée en janvier l’an passé leur annonce l’inspectrice. Des parents se plaignaient du niveau de leur gamin. Du changement constant des maitresses.

– Madame Guerrichot, dans votre classe il y a eu quatre maitresses l’an dernier.

– Je ne comprends pas. En même temps ?

– Non. Les unes après les autres. Arrêts maladie.

– …

– L’enquête pédagogique a révélé des lacunes importantes. Mais bien sûr, les parents ne sont pas au courant.

– …

– On va vous aider. Appelez dès que vous avez besoin et on vous envoie du renfort.

– Il est question de fermer l’école ?

– Le maire s’obstine. Il veut garder son école. Mais aucun village alentour ne veut organiser un regroupement avec lui. Il est… comment dire… un peu borné.

Claire avait remarqué. Elle avait rencontré le Maire trois jours plus tôt alors qu’elle lavait ses armoires et finissaient de dégager les neuf sacs poubelles 100 litres qu’elle avait remplis en rangeant sa classe. Enfin, maintenant on pouvait appeler ça une classe.

Elle lui avait parlé du budget. 800 € pour vingt-deux élèves sur trois niveaux, ce n’était pas jouable. On avait tout juste de quoi acheter des cahiers, des fichiers et la méthode de lecture des CP. Pas de matériel d’autonomie, de jeux pédagogiques, d’albums jeunesse…

Il lui a sorti une phrase qu’elle allait entendre des dizaines de fois cette année : « Comment elles faisaient les autres ? » Claire en était restée bouche-bée !

Le jour de la rentrée, tout le monde est réuni dans la cour : parents, enfants, personnel communal, Maire, adjointe. Les deux nouveaux sont présentés maladroitement. On leur demande d’où ils viennent en les incitant à faire un petit discours avec un micro. Le journal local est là. C’est ridicule. Claire dit bonjour avec son sourire d’hôtesse d’accueil et propose de rentrer en classe. Elle s’éclipse avec ses petits « bouseux » de la campagne.

Leur calme, leurs sourires, leur « obéissance » immédiate la déstabilise. Ses petits « wesh » d’Argenteuil étaient tellement plus remuants. À la fin de la journée, elle en a déjà fait pleurer trois. Elle est tellement habituée à imposer son autorité dès le premier jour qu’elle ne se rend pas compte qu’ici son ton ferme est inapproprié. Mais quand elle a vu qu’aucun CE2 ne savait écrire une date, la souligner, écrire sur les lignes… qu’aucun CE1 ne savait lire un texte sans déchiffrer chaque syllabe… elle a cru à un « j’m’en foutisme » général. Elle a rué dans les brancards.

Mais non. Ces enfants n’ont rien appris. Année blanche l’an dernier. Et peut-être même l’année précédente.

Ses « bricolages » de méthodes de cet été… poubelle ! Complètement inadaptés. Adieu les rêves d’édition !

Pourtant à l’oral ils savent tout faire. Ils sont même brillants. Certains ont un vocabulaire incroyable qui encore une fois la déstabilise par rapport aux vingt ans passés avec les mômes d’Argenteuil venus des quatre coins de l’Afrique.

Soit. Il faudra tout reprendre. Elle va y arriver. Et elle n’est pas toute seule. Dans sa grande bienveillance, la Mairie offre à l’école une aide physique à plein temps. Et coup de chance, cette aide, qui répond au doux nom de Violette, est adorable, intelligente et s’adapte en un quart de seconde.

À elles deux, elles vont bien réussir à leur apprendre à lire…

Claire s’accroche. Elle voit peu sa mère qui heureusement a aussi une aide qui la bichonne. Mais ces gosses en valent la peine. Elle n’est jamais tombée dans une classe comme celle-là. Ils l’adoptent tout de suite. Les parents la respectent. Parce que si personne ne leur a rien dit, ils savent bien, eux, que leur enfant n’apprend pas bien dans cette école. Alors ils s’accrochent comme elle. Viennent la voir régulièrement. Suivent tous ses conseils pour aider leur gamin.

Certains sentent fort l’alcool, dès le matin, d’autres traitent leur gamin de « p’tit con », mais elle fait avec. À la Toussaint, tous les CE savent présenter un cahier et faire des exercices lisibles. À Noël, tous les CP savent lire des mots et trois des six CE1 et tous les CE2 savent lire sans déchiffrer chaque syllabe.

À partir de janvier, Claire demande à récupérer la salle à côté de sa classe. Elle ne supporte plus le bruit dû au  travail de deux groupes quand Violette est avec elle. Elle travaille soixante-dix heures par semaine, dort cinq heures par nuit et ses nerfs sont à vif.

Mais le Maire refuse. Cette salle sert à la garderie du soir. Hors de question de la transformer en salle de classe.

Claire est ahurie. Elle a une classe. Ils ont deux garderies. Elle croyait être dans une école !

– Monsieur le Maire, j’ai un autre problème. Les toilettes dans la cour, ce n’est plus possible. Il fait trop froid. Les enfants se retiennent toute la journée. Et moi je suis obligée d’aller dans l’autre bâtiment au premier étage et les laisser sans surveillance. Il faudrait les chauffer.

– Vous êtes une enfant gâtée mademoiselle. Comment faisaient les autres avant vous ?

– Je crois qu’elles sont toutes parties les autres.

– Oui. Pour se rapprocher de chez elles. Pas pour une histoire de toilettes. C’est une petite commune. Il faut arrêter d’être exigeante et arrogante.

– …

L’inspectrice vient à son secours immédiatement. Une réunion est organisée. Ce dossier des conditions de travail ne date pas d’hier. Il est régulièrement remis sur la table. Mais le maire a le dernier mot : il verra ce qu’il peut faire.

Finalement il ne fera rien, se cachant en permanence derrière son conseil municipal et son budget.

L’Inspection ne fera rien. Les maires s’occupent des locaux, pas l’Éducation Nationale.

Claire va s’obstiner. Refaire des mails. Mobiliser les parents.

L’Inspectrice va la rappeler à l’ordre vertement en lui rappelant son rôle. Elle l’accuse de manipuler les parents et de faire des camps.

Elle hésite à changer d’école. À participer au mouvement du personnel en avril. Les progrès constatés en début d’année stagnent. Les élèves sont trop en difficulté. Son acharnement est un échec cuisant. Elle n’a le temps de monter aucun dossier d’aide. Elle n’a le temps d’élaborer aucun projet intéressant. Français, math, français, math… ça lui sort par les yeux. Et à eux aussi.

C’est sa mère qui finit par l’en dissuader :

– Ils ont plus besoin de toi que moi. Manger avec toi tous les soirs et boire un café le matin me convient. Donne-toi encore une année. Donne leur… Sinon, ils auront droit à quoi l’an prochain ?

Elle réfléchit. Jules aura les trois niveaux de maternelle et les CM2. Comme il n’y avait pas d’élèves de grande-section cette année, il n’y aura pas de CP. C’est ce niveau qui prend tout son temps. Il a même fallu leur apprendre à tenir un stylo ! Ils savent presque tous lire maintenant. Seul Brandon ne fait que combiner. Mais il reste deux mois. Tout n’est pas joué.

Donc l’an prochain, avec toutes les habitudes de travail installées, des CE1, CE2, CM1, ça devrait être plus confortable. Violette est de plus en plus efficace. Elle a pigé toutes les méthodes de Claire. Elle s’est calée sur son niveau d’exigence. Et elles s’entendent vraiment bien. Si seulement elle pouvait avoir cette deuxième salle…

Le dernier jour ce sont les grandes larmes : « Tu seras là à la rentrée maitresse, t’es sûre ? » Elle promet. À moins de se noyer dans les Cyclades, elle sera là. « C’est quoi les Cyclades ? »…

Les parents la couvrent de cadeaux. C’est honteux tellement elle est gâtée.

Sa mère lui a offert des vacances de rêve. Mais pour Claire il était hors de question qu’elle parte sans elle. Et toutes les deux, sous le soleil de la Méditerranée, elles rattrapent le temps perdu. Toute cette année à se croiser…

Le jour de la pré-rentrée, Claire se prépare au ralenti. Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit. Elle attrape la salade grecque qu’elle a préparée pour leur repas commun. Jules qui a décidé de rempiler pour un an aussi s’occupe d’apporter le dessert. Violette a promis un vin blanc du Piémont.

Une fois sur le parking elle n’arrive pas à sortir de la voiture. Sa gorge ne laisse plus passer d’air. Elle se concentre sur la voix du chroniqueur de France Inter et essaye de se calmer. Ce qu’il raconte est drôle mais elle ne parvient pas à rire.

De longues minutes s’écoulent et elle finit par ouvrir la portière. À peine les pieds au sol, elle vomit sur ses chaussures. L’air recommence à lui manquer. Le terme « burn out » lui rebondit dans le cerveau. Comment  peut -on faire un burn out en rentrant de vacances ! C’est ridicule. Pourquoi pense-t-elle à ça ? Elle a perdu son mari et sa fille. Elle a perdu ses quatre grands-parents. Elle a perdu son père. Sa mère est paralysée depuis qu’elle a 8 ans. Elle ne va pas s’effondrer pour une classe !

Au prix d’un énorme effort, elle sort de la voiture. Traverse le parking. Ouvre la grille. Son champ de vision est de plus en plus rétréci. Des mouches devant les yeux. Traverse la cour. Sort sa clé. Ouvre sa porte de classe. Respire. Elle était en apnée.

Tous les meubles sont couverts de draps blancs. Sa classe a une allure spectrale. Mais c’est sa classe. Ses affichages. Son rangement. Sa disposition. Ses commandes cachées sous un des draps. Au travail.

Une heure plus tard, Jules la trouve concentrée sur son ordinateur. Les draps sont pliés. Les cartons sont vidés. Les cahiers sont étiquetés et triés par couleur. Les fichiers et manuels sont rangés par niveau en piles parfaites. L’efficacité de Claire le fait rêver.

Il arrive avec le café. Ils se tombent dans les bras. Jules et elle c’est l’amitié tendre. Ils se sont tellement soutenus l’an dernier… Ils consolaient leur impuissance à mener leur classe correctement en parlant bouquins, théâtre, voyage.

Après s’être raconté brièvement leurs vacances, Jules s’assombrit.

– J’ai eu deux inscriptions. Des jumelles. 6 ans… Je suis désolé.

– …

– Elles sont mignonnes. Je les ai vu hier avec leur mère. Je leur ai expliqué pour le quadruple niveau, qu’elles seront les seules élèves de CP. Mais elle dit qu’elle n’a pas le choix.

La vue qui se rétrécit. Les jambes qui tremblent. Les mouches devant les yeux.

– Claire ? Claiiire !

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