Conte du nouvel an – Histoire courte

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Il était une fois un fermier parfaitement malheureux. Sa vie avait pourtant bien commencé.

 

Benjamin d’une fratrie de six enfants, Vutibert avait été choyé par ses parents, ses frères et ses sœurs, n’avait jamais eu à lever le petit doigt pour faire la moindre tâche ménagère ou la plus petite corvée agricole sur le domaine que dirigeait son père et était l’enfant chéri de Madame de Latigemol.

 

Madame de Latigemol possédait un fabuleux domaine que le père de Vutibert administrait avec droiture et passion. C’était une femme de lettres, immensément cultivée, propriétaire d’une bibliothèque occupant plusieurs murs de son colossal château et adoratrice de musique en tout genre.

Vutibert n’aimait pas les livres mais avait la musique en adoration depuis sa plus tendre enfance. Il passait des heures à écouter Madame de Latigemol jouer du piano, du clavecin, du violon ou de la batterie. Il avait très vite jeté son dévolu sur le violon et à 10 ans il jouait déjà plusieurs concertos de Mozart avec la plus grande virtuosité.

Il jouait parfois en public, pour faire plaisir à Madame de Latigemol, lors des petites sauteries que la châtelaine organisait, mais son plus grand plaisir était de jouer pour lui et uniquement lui.

En fait Vutibert n’aimait ses congénères que lorsqu’il avait besoin d’eux. Une fois ses désirs satisfaits, il s’enfermait dans son monde et ne partageait ses plaisirs qu’avec lui-même. Son entourage cherchait pourtant sa compagnie, car c’était un jeune homme au visage doux et agréable, souriant, à la voix chaleureuse et rassurante, à l’esprit vif et divertissant.

 

À la mort de son père, son frère ainé prit en charge l’administration du domaine de Madame de Latigemol. Celle-ci offrit à la veuve et chacun des enfants, une petite rente assortie d’une fermette douillette et agréablement meublée, pour les consoler de la perte du père et remercier cet homme de sa loyauté et de son amour du travail bien fait.

 

La fermette de Vutibert était la plus charmante et la plus proche du domaine. Madame de Latigemol y fit installer quelques poules, deux chèvres, un cheval et trois lapins.

Plusieurs mois après son installation, Vutibert rencontra une charmante jeune fille à la techno parade du village. Celle-ci tomba éperdument amoureuse de lui et de sa musique. Vutibert l’épousa sans trop d’enthousiasme et se força à jouer à sa propre noce, qui fut festive et fastueuse grâce à la générosité de Madame de Latigemol.

Félipette était une épouse charmante et dévouée. Elle aurait aimé plus d’affection et d’attention de Vutibert, mais elle se contentait des miettes qu’il lui laissait. Très vite elle se trouva enceinte et se consola du manque d’amour de son époux devant la perspective de ce petit être en cours de fabrication, des potins qu’elle échangerait au parc avec les autres mamans et du shopping qu’elle ferait sur le net pour gâter sa future merveille.

Malheureusement, le sort en décida autrement. Le bébé que portait Félipette mourut au huitième mois de grossesse. Elle dut subir un réel accouchement pour extirper le petit corps de ses entrailles et s’éteignit elle-même de désespoir quelques semaines plus tard, isolée et peu réconfortée par son cher mari.

 

Vutibert sortit épuisé de ces semaines de désolation et Madame de Latigemol, pour le réconforter, lui offrit un chaton de la portée que sa magnifique chatte avait eu cinq mois plus tôt. Ils étaient tous splendides, à poils longs, extrêmement câlins et joyeux.

Vutibert, ne nourrissant pas la même passion que sa bienfaitrice pour les mini félins, ne voyait pas l’intérêt d’un tel cadeau et resta parfaitement indifférent devant l’animal.

Le chaton, habitué aux caresses et à l’affection dès ses premiers jours se trouva fort malheureux, mangeait peu et regardait tristement cet homme qui passait devant lui sans lui accorder la moindre attention.

Vutibert lui-même sombra dans la déprime. Non que sa femme lui manquât ou qu’il souffrit de son isolement. Mais il ne comprenait pas pourquoi les gens, les bêtes, les événements le touchaient si peu. Il déprimait de son indifférence. Il s’occupa de moins en moins de sa fermette et de ses animaux. Celle-ci devint de moins en moins chaleureuse. Même son violon sonnait moins rond et ne parvenait à exprimer que des airs tristes et mélancoliques.

 

Un soir qu’il mettait son chat dehors pour la nuit, celui-ci le mordit violement à la main. Vutibert en resta pantois!

« Pourquoi une bête aussi douce et gentille que toi m’a-t-elle mordu? » interrogea-t-il à voix haute.

Contre toute attente, le chat lui répondit.

« Vutibert, il est temps que tu réagisses. La grandeur de ton égoïsme n’a d’égale que la beauté de ta musique. Nous sommes le 31 décembre et tu es là, seul. Personne ne t’invite et tu n’accueilles personne. Tu me jettes dehors alors que la nuit est glaciale. Tu vas te glisser dans ton lit froid sans penser que demain nous commencerons la dernière année d’un nouveau millénaire. Peut-être serait-il temps de réfléchir à quelques bonnes résolutions et de ne plus passer à côté de la vie.

– Et me mordre va m’aider à réfléchir?

– Non. Te mordre va t’aider à te remettre en question.

– Tu m’as fait très mal et j’ai juste envie de te noyer dans l’étang du château.

– Attends demain matin ».

Vutibert ferma la porte et coupa court à cette discussion qui augmentait ses dépenses énergétiques tant la nuit était froide.

Il épongea le sol et sa main couverts de sang, se fit un bandage bien serré, une camomille et se coucha.

Il repensa mollement aux paroles du chat mais sombra très vite dans un sommeil agité où il était question de feu d’artifice bruyant, de cotillons envahissants et de cascades de champagne écœurant.

 

À son réveil, la stupéfaction et l’horreur le saisirent. Sa main était noire et dure comme les sabots de ses chèvres et il ne pouvait plus bouger un doigt.

Il fit entrer le chat qui regardait tristement sur le rebord de la fenêtre vers l’intérieur de la maison, comme tous les matins. Peut-être ce matin son air était-il moins triste. Peut-être même était-il légèrement triomphant. Vutibert regarda sinistrement sa main.

Le chat passa la porte, s’assit sur la table de la cuisine dont il était habituellement chassé. Il le fixa de ses yeux or en amande, soulignés d’un trait noir jusqu’aux oreilles, et prit un air dogmatique:

« Ta main droite est morte. Tu ne peux plus soigner ta ferme, jouer du violon ou pratiquer de caresses intimes efficaces. Tu as un an pour prouver que tu es capable de changer, de t’aimer et d’aimer, de prendre soin d’autre chose que de ton violon. Tu devras aimer ce don de soi. Si dans un an tu as réussi, le 1er janvier du millénaire qui s’approche, tu retrouveras ta main. »

 

Vutibert n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire pour donner de sa personne. Il n’avait jamais eu à le faire. On lui avait toujours donné, mais on ne lui avait jamais appris à donner. Il n’avait jamais eu à désirer, on lui avait toujours offert sans qu’il n’exprime de besoins particuliers. On l’avait toujours aimé sans qu’il ne cherchât jamais à être aimé.

 

Les premières semaines, il ne changea rien. Son intérieur et son extérieur devinrent vite des taudis. Craignant que Madame de Latigemol s’en aperçoive et ne lui envoie une aide quelconque, il s’obligea à ranger et à nettoyer, n’utilisant que son bras gauche parfaitement gauche.

Il essaya aussi d’être plus tendre avec son chat. Il ne le fit plus dormir dehors, lui donnait quelques caresses. Le chat était particulièrement doux et il prit gout à se contact velouté. Le chat se blottissait contre son cou ou son ventre la nuit. Vutibert trouvait cette chaleur agréable et repensa à sa douce Félipette qu’il avait laissé mourir de chagrin.

Les weekends, il se fit violence pour aller voir sa mère, ses frères et ses sœurs. La surprise s’exprimait sur leur visage, mais les fois suivantes on l’accueillait avec le sourire. Ses neveux lui sautaient dans les bras. De bons gâteaux l’attendaient sur les tables des cuisines. Sa mère lui tricotait des écharpes, des pulls et des bonnets.

Il eut l’idée de venir aussi avec des présents: des œufs, des compositions en pizzicato à une main avec son violon qui amusaient les enfants. Il parvint même à faire des crèmes au chocolat et des confitures de fraises.

Arrivé à l’été, ces échanges lui étaient devenus indispensables et jamais il n’aurait eu l’idée de s’en passer. Il réfléchissait toute la semaine aux douceurs qu’il pourrait apporter la fois suivante à chacun d’eux, afin de les surprendre et d’entendre leurs exclamations de plaisir.

Il en arrivait à trouver les jours de la semaine longs et ennuyeux.

 

En septembre, Madame de Latigemol tomba gravement malade. Bien qu’ayant tout le personnel nécessaire pour s’occuper d’elle, il se fit pour règle d’or de ne laisser personne d’autre que lui la soigner, la laver, la nourrir et la divertir.

Il était chez elle aux aurores, lui qui d’habitude n’émergeait jamais avant 10 heures. Il lui portait son petit-déjeuner au lit, l’aidait à tartiner ses craquelins, lui essuyait le menton dès qu’une goutte de thé y ruisselait. Il l’aidait ensuite à se rendre dans la salle-de-bains. Certains jours elle était si mal qu’il lui faisait sa toilette au lit, après avoir apporté une lourde bassine d’eau tiède parfumée aux huiles essentielles de lavande et de frangipanier. Ils étaient tous les deux extrêmement mal à l’aise de cette intimité, mais Vutibert se montra si professionnel que Madame de Latigemol ne s’en aperçut jamais et finit par se laisser faire au fil des jours avec de moins en moins de pudeur, tant et si bien qu’en aucun cas elle n’aurait accepté que quiconque, autre que son protégé, ne la touchât.

À la fin de l’automne, son état s’était terriblement aggravé. Il passait des heures à lui tenir la main, à lui lire des histoires dans la pénombre, lui qui détestait tant la lecture. Aucune des drogues qu’on lui administrait ne semblait pouvoir la sauver. À la veille de Noël, il n’y eu pas d’autre choix que de l’hospitaliser, principalement pour apaiser ses souffrances, tout le monde comprenant qu’elle était condamnée.

Vutibert sut. Il comprit ce que signifiait « désespoir ». Cette femme qui lui avait tant donné, qui l’avait tant aimé, lui avait appris à aimer. Sa souffrance était si grande qu’il se demandait s’il n’aurait pas mieux fait de ne jamais éprouver de tels sentiments. Son cœur saignait.

Le 31 au soir, après une nouvelle longue journée à l’hôpital, il se coucha blotti comme d’habitude contre son chat, et s’endormit avec l’espoir d’apaiser sa douleur dans le sommeil.

À son réveil, il fut surpris de voir sa main droite couleur chair et ses doigts bouger à nouveau. Il comprit que le sort était rompu, qu’il avait réussi les épreuves. Il savait aimer, être aimé et s’aimer. Il sanglota comme jamais il n’avait pleuré.

Une main caressa son épaule. Quand il se tourna, une jeune fille délicieuse, aux yeux or en amande soulignés d’un trait noir, le fixait. Le chat n’était plus là.

« Elle est morte cette nuit dans son lit d’hôpital. Elle a toujours su que tu étais bon mais qu’elle n’avait pas su t’apprendre à faire sortir cette bonté, que tous les adultes autour de toi s’étaient obstiné à annihiler, faisant de toi un enfant capricieux et indifférent. Elle comptait sur moi pour te l’apprendre. C’était ma mère. »

Fabiola lui raconta, que sa mère, Madame de Latigemol, avait hérité d’un don rare, lui permettant de donner vie à tout être et de les couvrir de toute sorte d’enchantements. À sa naissance, elle avait fait d’elle sa fille et lui avait expliqué qu’elle aurait bientôt à sauver un homme de son égoïsme et de son avarice de sentiments. Elle était donc arrivée, un beau matin de mai, dans cette fermette, dans les bras de sa mère.

« Chaque nuit, quand tu me jetais dehors, je filais au château pour trouver le réconfort dont tu me privais. Caque nuit, ma mère m’encourageait à patienter et à trouver une solution pour te faire réfléchir. Rien n’y faisait. Tu ne m’as même jamais regardée. Nous n’avons trouvé que cette vilaine morsure pour te faire réagir. »

 

Vutibert, malgré la tristesse qu’il éprouvait de la perte de sa bienfaitrice, tomba instantanément fou amoureux de Fabiola.

Elle avait hérité du château mais ils préférèrent une vie simple dans leur fermette et offrirent le domaine au frère ainé de Vutibert qui l’administrait si bien.

 

Vutibert et Fabiola se pacsèrent, vécurent heureux et adoptèrent beaucoup d’enfants.

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