La rentrée d’Agathe – Histoire courte pour petits et grands

Agathe a le sens du détail. Elle ne voit pas le bateau, elle voit les pneus sur le côté droit. Elle ne voit pas le fleuve, elle voit le clapotis de l’eau à ses pieds. Elle ne voit pas le mur fleuri, elle voit l’unique fleur violette qui y pousse. Parce qu’Agathe est un peu différente.

 

À l’école lundi c’était pareil. Elle a fait sa première journée en CP. Son papa l’a accompagnée jusqu’à la porte de la classe pour saluer la maitresse et jeter un œil a ses nouveaux camarades. Mais Agathe, comme à son habitude, n’a vu ni la classe, ni la maitresse, ni les enfants. À la place, elle a vu le pull rouge agressif d’un garçon, le néon qui clignote et qui brule les yeux, les mains de la maitresse, nerveuse, qui se frottent et se frottent encore…

Elle n’a pas entendu la maitresse lui dire :

– Bienvenue Agathe. Voici ta nouvelle classe. Je suis Sabrina.

Elle ne voyait que les mains de la maitresse. Il fallait que les grandes mains s’arrêtent. Agathe a mis ses petites mains au-dessus de celles de sa maitresse. Elle a arrêté de les frotter pour donner la main à Agathe.

Mais Agathe ne peut pas être touchée. Agathe ne voyait pas le joli sourire qui accompagnait les mains de la maitresse. Elle ne voyait que ses mains s’approcher. Agathe a crié en se cachant les yeux. Juste avant le contact. Le sourire de la maitresse ne s’est pas effacé, mais Agathe ne l’a pas vu.

Le papa d’Agathe a attendu qu’elle baisse les mains. Il a essayé de capter son regard pour lui dire au revoir. Mais Agathe ne voyait que les petits canards sur le nœud de sa cravate. Puis elle a vu les petits canards s’éloigner et plus tard, bien plus tard, elle a dit :

– Au revoir.

Les petits canards sur la cravate étaient déjà bien loin.

 

– Agathe, tu veux venir t’assoir sur le banc pour écouter l’histoire.

La grande main s’est approchée de l’épaule mais est restée au-dessus.

Agathe va écouter l’histoire. Mais elle restera debout.

– Pourquoi elle s’assoit pas Agathe ?

– Parce qu’elle a pas envie.

– Moi non plus j’ai pas envie !

– Non. Ce n’est pas parce qu’elle n’a pas envie Shaïnez. Agathe ne s’assoit pas parce qu’elle ne sait pas être assise sur un banc avec d’autres enfants.

– Mais tout le monde sait faire ça.

– Non pas tout le monde. Dans la classe de madame Bréal, certains enfants tapent, pincent, mordent quand ils sont sur le banc de regroupement.

– Oui mais ils sont petits. Agathe est grande.

– Tout le monde n’apprend pas à la même vitesse Louise. Pour Agathe c’est plus compliqué encore que pour les petits de madame Bréal. Mais grâce à vous elle apprendra tout ce qui est compliqué, parce qu’on va lui laisser le temps. Parce qu’on va accepter qu’elle soit un peu différente.

– Maitresse ça se voit pas qu’elle est différente Agathe.

– Non, ça ne se voit pas toujours les différences Naïm. Je vous propose qu’on commence l’histoire… « Le monde d’Eloi ».

 

Les enfants ont écouté. Posé des questions. Ont été d’accord pour aider aussi Agathe à apprendre, à regarder les autres, à leur donner la main.

Agathe aussi a écouté l’histoire.

 

À la cantine, Agathe n’a rien vu des murs colorés, des jolies assiettes préparées par Yvette et Isabelle, du verre de jus d’orange ou des chips « spécial rentrée » qui ont fait bondir de joie tous les autres enfants.

Agathe n’a fait qu’entendre ce bruit assourdissant pour elle. Ces voix perchées. Ces bruits de vaisselle qui s’entrechoquent. Des bruits qui l’ont clouée sur place à l’entrée de la cantine.

Agathe s’est bouché les oreilles, a fermé fort les yeux et a émis un bruit étrange, grave, avec sa gorge.

– Qu’est-ce que t’as ma cocotte ? a demandé Isabelle.

Louise a arrêté la main d’Isabelle avant qu’elle ne se pose sur l’épaule d’Agathe.

– Agathe apprend à être touchée. Mais elle sait pas encore faire.

– Ha bon ? Tu viens manger Agathe. Ouvre les yeux et suis-moi, a dit Isabelle.

Agathe ne pouvait pas bouger. On a appelé la maitresse. On a demandé à tous les enfants de jouer au « Roi du silence » pour aider Agathe à enlever les mains de ses oreilles. Tout le monde a joué. Même Rodrigue qui d’habitude s’amuse à faire le « Roi des p’tits bruits » dans ces moments-là. On n’entendait plus que le bruit sombre d’Agathe.

Agathe a enlevé les doigts de ses oreilles en continuant de faire son bruit bizarre. Puis elle a ouvert les yeux en regardant par terre. Enfin elle a arrêté son bruit.

 

– Tu viens manger Agathe, a redit Isabelle qui a tourné les talons et s’est dirigée vers une place libre tout près de la porte.

Agathe a suivi les rayures du pantalon d’Isabelle. Les conversations ont repris. Doucement. Agathe a mangé ses chips jusqu’à la dernière minuscule miette du paquet. Elle a bu son jus d’orange jusqu’à la dernière minuscule goute du verre. Elle a mangé sa poire jusqu’au dernier petit morceau de chair juteuse. Il ne restait plus que quatre pépins et une petite queue marron qu’elle a soigneusement alignée sur sa serviette en papier. Shaïnez a fait pareil et a poussé sa serviette a côté de celle d’Agathe. Puis louise l’a imitée. Puis Malo…

 

Agathe a un peu de répit aujourd’hui. Son papa sait qu’au bord de la rivière il n’y aura pas de cri à condition qu’il accepte de partir quand Agathe l’aura décidé. Quand elle aura fini d’observer chaque détail des bords de l’eau. Il sait aussi qu’il a de la chance qu’Agathe soit acceptée à l’école. Que depuis hier une dame est là uniquement pour s’occuper d’elle dans la classe et à la cantine. Elle aura une chance d’apprendre à lire, à écrire, à compter et peut-être à être touchée un jour…

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