Le Géologue – Histoire Courte

C’était un très bon ami de ma mère. Je suis venu à son enterrement parce que c’était poli. Je suis terriblement gêné d’être ici, je le connaissais à peine. Je suis comme un trou de ciel bleu dans un orage. Un imposteur. Je regarde les visages qui m’entourent. Est ce qu’il y en a d’autres ? Des imposteurs qui, comme moi, ne sont pas ici pour le mort mais pour tamponner la tristesse des vivants ?

Ce n’était pas une belle mort à ce qu’on m’a dit. Je ne vais pas non plus dire que c’était une mort moche. Quelle expression idiote. Comme si on avait le luxe de choisir une belle mort. Rentrer dans un magasin, chercher des yeux le rayonnage « belle mort » et regarder le meilleur prix au kilos. Non, ça ne se passe pas comme ça. La mort est aussi soudaine qu’un éternuement. On ne la choisit pas.

Quand ma mère m’a annoncé sa mort je n’ai rien trouvé d’autre à dire que « Ah ». C’est moche ça aussi. Je ne sais pas si je suis triste. Je me sens vide je crois. Il est mort. Plus je me répète ce mot, moins il a de sens. Ce mot me laisse indifférent. Je regarde le trou de terre et je culpabilise de ne pas être triste. 

Maman m’a dit que sa fille était là quand il est mort. Qu’elle est restée mains croisées, bras tendus au-dessus de lui jusqu’à ce que les pompiers arrivent. « Stayin’ alive ». Je ne pense pas qu’elle ait chanté cette fichue chanson pour garder le rythme. Elle a plutôt dû compresser son coeur frénétiquement, mue par la force du désespoir, se répétant « allez papa reviens ! Reviens ! Respire papa ! ». Non, c’est certain, elle n’a pas chanté cette maudite chanson. 

Elle est à côté de moi. Elle regarde le trou béant dans le sol. Moi je regarde le trou béant dans sa poitrine. Qu’est ce que je peux lui dire ? Il n’y a pas de mots qui bouchent un tel trou laissé par la mort, qu’elle soit belle ou pas. Je regarde le petit frère cramponné au vide, les jointures blanchies par ses poings serrés. Il ne pleure pas. Il est trop troué pour faire quoi que ce soit. 

Ce qui est terrible dans la mort c’est cette phrase : « Je ne le verrai plus jamais ». C’est s’imaginer tous les moments avec lui sans lui. C’est se dire qu’on doit avancer seul sans plus jamais le voir sourire de nos progrès. C’est gommer son visage du dessin de l’avenir. Mais moi je n’ai rien à gommer… Je ne suis pas sa fille qui deviendra médecin sans lui. Je ne suis pas son fils qui passera son bac sans lui.  

J’enfonce les mains dans mes poches et rentre la tête dans mon caban. Il fait sacrément froid. Le beau temps était en option avec la belle mort. Tout le monde est engoncé dans la chaleur de sa vie, préférant pleurer autour d’une cheminée plutôt que debout devant ce trou qui s’enneige. Je reconnais les imposteurs à ceux qui sautillent pour se réchauffer. Moi je ne fais pas ça. Je les regarde tous les deux. Les orphelins. C’est ça aussi la mort. Elle laisse les gens seuls, « ».

Je fixe le petit frère. Il n’y a que lui qui se rit du froid. Le chagrin agrafé au visage. Quelques larmes se décident à geler ses joues. Je finis par tourner la tête, je ne peux plus le regarder, c’est trop dur. Je plonge mes yeux dans l’abîme du trou mortel. Ça y est la peine monte. Elle commence par me grignoter l’estomac. Elle est venue aussi soudainement que sa mort à luil. 

C’est douloureux, je manque d’air. Je n’ai jamais perdu qui que ce soit. Je me sens comme une noix que l’on tente d’écraser. Personne ne m’a prévenu que ça arrivait comme ça, je ne sais pas quoi en faire. Je jette un coup d’oeil à la grande soeur. Elle aussi tourne ses yeux vers moi. Je me retrouve noyé sous la pluie de ses yeux orageux. Elle me perce un trou dans la poitrine. Personne ne sait quoi en faire de cette peine en fait.

Est-ce que je dois lui sourire ? Que doit-on faire dans un moment pareil ? Jusqu’ici je n’étais que le spectateur d’une tristesse qui n’était pas la mienne. En tournant ses yeux vers moi, elle vient de m’entrainer avec elle dans sa détresse. Qu’est-ce que je dois faire ? Je ne peux pas la laisser glisser dans ce trou sans échelle pour en sortir. Je ne la connais pas bien, qu’est-ce qu’un presque inconnu comme moi peut bien faire pour guérir ses maux. Tant pis j’essaye, son regard est pire que les larmes du petit frère. Je lui tends la main. Elle s’y accroche et on reste comme ça. Il n’y a rien à dire. Sa main est gelée dans la mienne, comme si la vie l’avait quittée elle aussi. Elle tremble, alors je la serre plus fort. Pendant cette poignée de main, je ne suis plus un inconnu. Je suis la pastille anti-crevaison qui l’empêche de se dégonfler totalement, qui lui rappelle qu’elle peut encore rouler. Je me rapproche un peu d’elle comme si je pouvais absorber un peu de sa tristesse, la soulager.

Préocupé par le peu de réconfort que j’aimerais apporter à la fille, je ne pense plus au mort. Il arrive quand même à revenir en force. Me rappeler que c’est lui le centre de l’attention. Quelqu’un a pris la parole pendant que j’expérimentais les réflexions de vie et de mort qu’imposent un enterrement. Je crois que c’est la tante. En tout cas, il ne lui faut que quelques mots pour enflammer l’étincelle de ma tristesse. La justesse de son hommage est d’une beauté poignante.

« Fergus était géologue. Il aimait la terre. Sa richesse, sa diversité. L’été, il la travaillait avec amour, remplissant nos assiettes de couleurs vives et fraîches. L’hiver il voyageait, il l’analysait pour mieux en connaitre sa composition et ainsi mieux comprendre ce qui tuait la Terre. J’ai donc contacté ses anciens étudiants aujourd’hui répartis au quatre coins du globe. Je leur ai demandé un échantillon de terre de chez eux pour qu’il puisse reposer en paix plongé au coeur de ce qu’il aimait. »

Ses mots me retournèrent le coeur. Cette fois-ci j’éclate en sanglots. Les étudiants n’avaient pas envoyé la terre, ils étaient venus l’apporter en personne. Un par un, ils sont venus verser leur sachet au-dessus du trou, nommant leur pays. Chaque mot gonflé de tristesse venait crever ma poitrine. 

Inde.

Brésil.

Australie.

Chine.

Madagascar.

Pologne.

Canada.

Portugal.

Et pleins d’autres encore.

Et enfin, l’Irlande. Son pays natal.

Comment la beauté pouvait-elle naître de la mort ? Comment la beauté pouvait-elle faire pleurer de douleur ? Comment les mots pouvait-ils blesser plus que le simple fait de mourir ? C’était trop pour mes épaules, trop pour un seul coeur. Je n’ai pas assez de larmes pour tout évacuer. Je ne suis pas assez solide. Je comprends enfin ce qu’est la mort. C’est ne plus pouvoir donner d’amour. C’est s’étouffer de la douceur que l’on ne peut plus donner. Cet hommage est comme le dernier geste dans lequel on peut se débarrasser du plus d’amour possible. Un geste qui fait terriblement mal car on sait qu’il est vain. Le mort ne peut plus attraper cette main tendue. Il ne l’attrapera plus jamais.

Alors je serre la main de la fille. Pour lui dire qu’il y a de nouvelles mains à attraper. Elle se tourne vers moi un peu surprise. Et puis comme prenant une nouvelle bouffée d’oxygène, je vois l’esquisse d’un sourire se dessiner derrière le rideau de pluie. Il est un peu forcé, il n’est pas vraiment joyeux, mais il est là. Je lève les yeux vers les siens. Il ne pleuvent plus, mais ils sont éteints. Il n’y avait pas assez de terre pour remplir son trou à elle. Et il n’y a rien pour combler le mien qui se creuse un peu plus chaque seconde qu’elle me regarde.

Elle pose sa tête sur mon épaule. Elle a oublié qu’elle ne me connaissait pas. Ici et maintenant je suis un pilier pour équilibrer le poids de sa tristesse. Un coeur pour partager sa peine.

Puis on a partager un sourire. On a partagé un café. On a partagé une nuit, une vie. Je suis devenu un visage auquel il fallait sourire à nouveau. Et il y en a eu un deuxième. Quand on y pense bien, de la mort de l’un, est née la vie d’un autre.

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