Sonia, ou celle qui n’a pas eu le « bon viol »

Dans tous les villages, il y a des histoires que tout le monde raconte, chuchote, transmet aux nouveaux arrivants. Chacun a sa version et son interprétation, voire son jugement. Les histoires de viol sont souvent les plus « croustillantes » parce qu’elles font frémir les femmes, salissent définitivement les victimes et attisent cette propension au drame que nous avons tous. Les histoires de viol sont toujours les mêmes: un homme, une victime, des non-dits. Celle de Sonia n’y déroge pas. Mais Sonia ne pourra pas vous raconter son histoire. Celle-ci s’éteindra avec les personnes qui l’ont vécue il y a déjà vingt ans. 

Ce qui m’attriste le plus dans l’histoire de Sonia, ce n’est pas l’horreur qu’elle a vécue, c’est ce que l’on dit encore d’elle. Laissez-moi vous la raconter. Laissez-moi faire vivre Sonia et lui rendre sa fierté.

Elle est triste, un peu paumée, très seule, grande, une longue queue de cheval, des genoux cagneux. Ses parents ne peuvent pas s’occuper d’elle et de leur alcoolisme en même temps alors elle est prise en charge par la DDASS. La famille qui l’accueille à l’âge de huit ans a déjà trois enfants en garde et deux enfants en bas âge à eux. C’est elle qui a l’agrément. Une femme sèche, mais accueillante. Véronique. Lui s’en fout des gosses en accueil, c’est le boulot de sa femme. Mais avec Sonia, ce ne sera pas pareil. Elle lui rappelle ses filles qu’il a eues lors d’un premier mariage. Jacques. Il les voit peu. Vers l’âge de treize, elles ont arrêté de venir en vacances chez lui. Il aimait les emmener à la pêche ou faire des balades à vélo le long de la Rance. Mais l’entrée dans l’adolescence les a éloignées. Elles sont toutes les deux mariées maintenant.

Sonia sera sa seconde chance, il aime les gamines de cet âge. Et Sonia le lui rend bien. Elle l’adore. Trop. Véronique ne voit pas ça d’un bon œil. Des tensions se créent entre Sonia et Véronique. Sonia répond, est insolente, claque les portes, ne fiche rien à l’école. Mais Jacques prend sa défense. « Laisse-là, la gamine. C’est compliqué ce qui se passe dans sa caboche. » Et il l’emmène en balade.

Au fil des années, Sonia est de plus en plus perturbée, agressive, insolente. Le collège est un échec total. Elle est envoyée en ITEP, est suivie par un éducateur, la famille d’accueil est épaulée, conseillée. Elle rentre le weekend et retrouve les promenades avec Jacques. Véronique ne la supporte plus: son langage la dégoute, ses tenues aguicheuses l’insupportent. Elle voudrait lui faire ravaler sa morgue et lui donner une bonne paire de claques. Elle prévient la DDASS qu’elle n’en peut plus et qu’il est temps de lui trouver une autre famille. Tout se met en place assez vite. La DDASS a confiance en Véronique, son alerte est sérieuse, car Véronique est fiable, participe à toutes les formations, propose mille-et-une activités aux enfants qu’elle accueille. L’assistance trouve donc une autre famille à Sonia. Quelques jours avant son départ, Sonia fête ses quatorze ans. Véronique lui prépare un beau repas. Tout le monde est là, les enfants de Jacques et Véronique qui ont bien grandi, deux autres plus jeunes qu’ils ont en garde.

Véronique lui lance « J’espère que tu seras plus calme dans ta nouvelle famille. Ne gâche pas ce nouveau départ ».

Sonia la toise: « Et toi tu vas pouvoir récupérer ton mari et recommencer à te faire baiser puisqu’il ne m’aura plus ».

C’est une des enfants du couple qui a réagi en premier. Fanny. Elle a onze ans. Elle traite Sonia de salope. Puis les hurlements fusent. Tout le monde l’insulte. Sonia est mise à la porte, elle s’enfuit dans la campagne.

Les gendarmes la retrouvent quelques heures plus tard et écoutent ce qu’elle a à dire. Puis elle racontera à nouveau son histoire à son éducatrice, au juge, à son avocat… Mais Sonia n’a personne pour la serrer dans les bras; pas de maman, pas de grande sœur, pas de tante pour lui dire je te crois, c’est moche, tu n’y es pour rien. Non, Sonia est juste une paumée, sans instruction, en guerre avec la Terre entière, habillée de jupes trop courtes et de hauts trop décolletés, collectionne les petits copains et a commencé à boire. La seule personne qui lui avait donné son affection, son temps c’était Jacques. Mais Jacques n’a pas su être un refuge. Il avait en face de lui une petite fille aux abois, persuadée que si elle ne faisait pas ce qu’il fallait, elle le perdrait aussi, alors du haut de ses huit ans elle a compris qu’elle devait tout donner à Jacques pour garder son affection. Et à chaque promenade, puis à la maison dès que Véronique s’absentait, puis la nuit quand tout le mode dormait, Jacques a montré à Sonia qu’il était son allié. Il l’a violée encore et encore. Pendant six ans.

Comment vit-on quand on est « complice » de son violeur?

Sonia a été émancipée à l’âge de seize ans et l’assistance lui a trouvé un appartement dans lequel on l’a retrouvée morte quelques jours après ses dix-huit ans. Elle s’est ouvert les veines dans son bain. Jacques a fait quelques années de prison, mais a été libéré pour bonne conduite. Il est rentré dans son village et occupe seul la maison qu’ils ont toujours occupée en famille auparavant.

Les gens continuent de raconter son histoire, mi-scandalisés, mi-affligés. La dernière personne à m’en avoir parlé m’a dit « Oh oui, mais tu sais, la Sonia elle cherchait quand même. Ce pauvre Jacques n’était pas complètement responsable, il faut être deux. » C’est pourtant une femme d’une soixantaine d’années, très gentille, très accueillante. J’ai eu du mal à garder mon calme pour lui expliquer qu’une femme n’est jamais responsable de son viol. Qu’un enfant n’est jamais consentant. Qu’une jeune fille en mal d’amour et de tendresse est une proie facile. Elle n’a pas eu l’air de vraiment comprendre ce que je voulais dire. Mais ça ne m’étonne pas, car encore aujourd’hui, dans la littérature, au cinéma, ou dans la pensée collective générale, un homme qui couche avec une gamine peut être vu comme glamour. Certaines de ces histoires finissent bien. Jacques aurait pu quitter Véronique et épouser Sonia à sa majorité. C’est quoi trente ans d’écart? Mais voilà, ce n’est pas ce qui s’est passé. Sonia est partie du village avec son image de garce, de complice, de destructrice. Elle n’a pas eu le « bon viol » dont parle Giulia Foïs dans « Je suis une sur deux ». Puis elle a emporté cette image dans la tombe. Une image qui lui survit encore aujourd’hui.

J’ai juste envie de dire à Sonia, une phrase extrêmement simple à prononcer: « Le salaud c’est lui, tu n’es responsable de rien et personne n’a su ou voulu t’aider. »

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