Hashtag moi aussi – Histoire courte

Il y a deux ans, quand les MeToo et BalanceTonPorc fleurissaient sur les réseaux sociaux, que tout le monde criait au scandale parce que, dans le milieu du showbiz, les filles voulant percer étaient harcelées sexuellement voire violées, je me suis tenue très éloignée de cette vague. J’en souriais presque. Je crois avoir même levé les yeux au ciel plus d’une fois. J’ai 51 ans. J’avais 9 ans quand j’ai compris.

Mais là, on aurait dit que le monde entier avait trouvé une nouvelle espèce extraterrestre que je côtoyais avec méfiance depuis quarante ans. Les hommes!

Quarante ans que je me protège de cette espèce. Que dans le métro je me colle dos à la porte vitrée. Que dans la rue, je fuis les hommes en groupe. Que je prends un taxi quand il fait nuit pour rentrer seule. Que je choisis mes vêtements en fonction des lieux à risque. Que je ne fais jamais deux fois le même trajet de footing et maintenant de marche la même semaine…

Quarante ans que je me comporte comme une proie. Que ma mère m’a appris à me comporter comme une proie. Comme sa mère le lui a appris. Comme je l’ai appris à ma fille.

Ce matin, cette vague de protestation m’est arrivée en pleine figure. Mais ce n’était pas une vague, c’était un tsunami.

Tous les matins, je marche. J’ai trois enfants. Deux garçons de 17 et 21 ans, et une fille de 25. Et tous les matins, depuis six ans, je marche avec Alexandre, mon fils de 17 ans. Il attrape son car à 6h50 depuis la sixième et je l’accompagne jusqu’à l’arrêt. Nous marchons bras dessus, bras dessous pendant dix minutes, puis je continue toute seule une trentaine de minutes en faisant différentes boucles autour de mon village de Bourgogne. Dans moins de deux ans il partira lui aussi à l’université. Bientôt je marcherai seule. Le canal, le moulin, le saule pleureur géant, le pont de pierre, la place de l’église, les rues d’un autre temps. Mon éden.

Je marche et je pense. Chaque saison à ses odeurs, ses bruits, sa luminosité, ses températures. En ce moment c’est le noir total dans certaines rues du village, le froid qui pique, la buée qui sort du nez que j’enfouis dans mon écharpe. Chaque période a ses pensées. Les cadeaux de Noël à acheter, les destinations de vacances à prévoir, les locations étudiantes de Flora et Jules à déménager, les réparations à faire dans la maison, notre couple qui se délite…

Mais ce matin, ça m’est tombé dessus comme une masse. « Moi aussi ».

J’ai refait le film à l’envers de toutes ces petites attaques du quotidien en commençant par celle d’hier soir pour arriver à la première de mes 9 ans. Arrivée à la maison, j’en étais encore à 30 ans. J’ai continué à rembobiner ma vie en avalant mon café, dans la douche, dans le dressing, dans la voiture, sur le parking, dans les escaliers de l’usine.

Les mains aux fesses dans le métro. L’homme qui sort son pénis en me prenant en stop. Ces deux copains de lycée qui se collent à moi sur le canapé lors d’une soirée. Le type qui me suit dans une rue de Paris déserte un dimanche après-midi. Les mecs qui ralentissent et me sifflent à l’arrêt de bus, puis m’insultent. Une main sur mon sexe par ce con devant les copines du collège écroulées…

Arrivée devant mon bureau je n’avais pas fini. Jamais je n’avais pris conscience que j’avais subi autant de violences ordinaires. Et surtout, jamais je n’avais pris conscience que je vivais à ce point dans la peur. Que je me comportais à ce point comme une proie.

Je suis allée chercher mon manteau que j’avais laissé hier soir dans le bureau de Jean. Une bouffée de rage m’a broyée la poitrine en entrant. S’il avait été là, aurais-je dit quelque chose? Je redoute tellement cette phrase: « Mais tu n’as pas d’humour! C’était une plaisanterie! » Je ne peux plus l’entendre. Je ne veux plus l’entendre. « Oh mais je plaisante… » Ces réactions m’ont toujours fait sentir stupide, décalée, pas à ma place. Même après avoir reçu une main au cul.

Quelle conne! Comment peut-on être aussi conne?!

Voilà. Je recommence. Je m’en prends encore à moi.

Hier soir, il ne restait plus que Jean et moi à l’usine. Ça ne ressemblait pas à Jean d’être encore là après 18h00. Il a passé la tête dans mon bureau alors que j’enfilais mon manteau et m’a dit:

– Hé championne. J’ai perdu un mail important. T’as pas une idée?

Je l’ai suivi dans son bureau contente de lui être utile. Comme une bonne élève. Je ne comprends rien à l’informatique mais j’ai toujours eu ce don pour manipuler les dossiers, retrouver les fichiers cachés, débloquer un logiciel qui fait des siennes et dégoter un mail envoyé dans le mauvais bac de tri. Tout le monde le sait ici: « Attends je vais demander à Clarisse » dès qu’un écran ne s’allume plus…

En effet, c’était un mail important. Le genre de mail que Monsieur Le Vilars n’aurait pas aimé que l’on perde. Ça m’a bien pris trente minutes pour le lui retrouver.

– Le voilà. Jean, comment tu t’y es pris pour l’envoyer là-dedans?

Jean c’est notre gentil boulet de service. Comment a-t-il fini directeur de la branche commerciale vers l’international, je me le demande. Ce n’est pas le genre de M. Le Vilars de s’entourer de guignols. Même si je le trouve un peu lourd, Jean nous fait rire. Mais il m’agace aussi. « Elle est belle ta robe », « Très élégante aujourd’hui », « Charmant ce chemisier »… Ou « Tu te shootes à la cocaïne pour être à fond comme ça tout le temps? », « C’est pas possible, tu l’as bossée toute la nuit cette réunion! »… Lourd!

– Merci! Merci! J’aurais vraiment eu l’air d’un con si j’avais dû demander à Le Vilars de rappeler les Ricains pour récupérer le contenu de cette commande.

Jean était assis derrière moi et s’était tordu les doigts dans tous les sens pendant que je cherchais son fichu mail. J’avais senti sa tension se relâcher d’un coup.

– Tu me dois gros alors.

Il s’est penché tout près de mon oreille. J’ai senti son souffle. J’ai senti mon cou se crisper. J’ai senti mes épaules se rapprocher l’une de l’autre dans un mouvement de protection, mon torse obliquer imperceptiblement vers l’écran.

– Je te fais l’amour si tu veux pour te remercier…

C’était un chuchotement. Le genre de paroles suaves que l’on se faisait mon mari et moi pour se provoquer, ou sur l’oreiller après l’amour.

Je me suis levée nonchalante mais à l’intérieur mon sang me brulait les membres. J’avais peur d’être rouge de colère. J’ai regardé ma montre:

– Bon sang! déjà! Je dois récupérer Alexandre au basket dans 15 minutes. J’y serai jamais!

J’ai foncé, le cœur décidé à exploser, la gorge étranglée, priant pour que ça ne s’entende pas.

J’ai quitté son bureau sans me retourner sentant ses yeux me bruler le dos, ou les fesses, regrettant de porter cette jupe, ces bottes.

Dans mon bureau, j’ai attrapé mes clés de voiture, mon sac, mon portable. Le parking était blanc de givre. J’ai réalisé que mon manteau était resté sur le dossier de son fauteuil. Il ne restait que nos deux voitures. J’ai mis le contact. Démarré. Je suis sortie gratter les vitres aussi vite que j’ai pu. Mes doigts glacés étaient en feu.

Je sortais à peine du parking: « Ton manteau!! » affichait l’écran de mon téléphone. « Pas grave. Suis en retard ».

Le trajet retour dure quarante minutes. Quitter les lumières de la ville pour retrouver mes champs, ma campagne, la quiétude de mon village de deux cent âmes est un réel apaisement habituellement. Après trente-cinq ans de vie parisienne et de métro ces quinze années de campagne n’ont pas fini de soigner mon dégout pour les grandes villes.

Je n’étais pas apaisée. Je ruminais.

Connard!

Pourquoi t’as rien dit?

Il t’aurait dit qu’il plaisantait.

Il aurait fait une blague comme ça à David ou à Luc?

C’était pas une blague. Il coucherait n’importe quoi sur son bureau entre 15 et 55 ans ce con!

Connard!

Idiote!

C’était une main dans la figure qu’il méritait.

T’as aucun humour. Il plaisantait. Il fallait éclater de rire.

Connard.

Arrivée à la maison je ruminais « connard, connard, connard, connard… »

Alexandre est sorti de son portable, Vincent de son journal.

– Salut M’an!

– Salut!

– Bonsoir. Ça va?

Mon mari ne voit jamais rien.

– Oulla! Je vois à ta tête que t’es en vrac. Qu’est-ce t’as?

Alexandre sait toujours.

La tête dans mon assiette, la rage aux lèvres, je leur ai raconté.

– Mais il est pas bien lui! a dit Vincent outré.

– Je vais l’exploser ce connard, cet enculé!

Le vocabulaire d’Alexandre m’a choquée. Je le lui ai dit.

– Mais on s’en fout d’mon vocabulaire. D’où il te dit ça ce gros con! Demain j’viens avec toi. J’le défonce.

– On règle rien par la violence.

– Mais pourquoi tu lui as rien dit?

Oui. Pourquoi?

– Parce que c’est ça être une fille. On encaisse. On ferme sa gueule. On n’attise pas. Il m’aurait dit que je n’avais pas d’humour. Que j’étais une fille coincée. Va savoir. J’en ai marre d’entendre ce genre de phrases.

– Mais j’vais l’exploser. Moi non plus j’ai pas d’humour!

Mon mari lui a dit de se calmer. Alexandre était hors de lui.

On a nos rituels tous les deux. On se lave les dents ensemble. On se déshabille ensemble dans le dressing en se cachant chacun de son coté des commodes centrales. Je l’accompagne dans sa chambre. On discute encore un peu. Puis je descends lire au salon pendant que Vincent monte se coucher.

Alexandre n’a pas décroché de cette histoire. Devant le miroir de la salle de bain. En arrachant ses vêtements. En se glissant sous la couette. Ce grand machin d’un mètre quatre-vingt-dix que j’accompagne dans son lit depuis dix-sept ans ruminait encore plus que moi. Ça m’a presque agacée.

J’avais surtout peur qu’il fasse une bêtise. J’avais peur du scandale. D’un incident diplomatique. Je connais mes fils. On touche pas à leur maman. Jules aurait bondi aussi.

Ce n’est que le lendemain, en marchant, que j’ai compris la réaction d’Alexandre. Une réaction viscérale. Une réaction de haine pour ce genre de types. Une réaction que j’aurais dû avoir. Qu’on devrait tous avoir.

Isolée, cette boutade relève de l’irrespect. Mais à 51 ans… quand ça fait quarante ans que tu te protèges de cette moitié de l’humanité qui te domine. Quand l’autre moitié de l’humanité vit dans la crainte depuis la nuit des temps. Cette boutade est une humiliation de plus. Un mépris qui s’ajoute à tant d’autres.

J’ai réalisé en marchant la force de ce mouvement Me too. Le cri de ras le bol des femmes. Le porc qu’est Jean et que sont tous les Jean de la Terre.

J’ai repensé à l’indifférence de mon mari. Je sais pourtant que Vincent ne dirait jamais une chose pareille. Il ne m’a jamais manqué de respect, ne s’est jamais comporté en macho, s’indigne sur les différences de traitement professionnel des hommes et des femmes… Mais il est comme moi. Il a banalisé cette violence quotidienne faite aux femmes. Il n’a rien dit de plus que « Il est pas bien lui ».

Alexandre, du haut de ses 17 ans, est-il une nouvelle race d’hommes? Ou est-il juste un fils blessé pour sa maman?

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