Jehan est à quelques heures de sa mort, mais il est apaisé. Ce n’est pas tous les jours que l’on sauve son père. Et pour sauver ce père-là, il pourrait mourir cent fois. Alors que l’autre Père, celui à qui on dit «Oui mon Père» révérencieusement, il lui cracherait bien à la gueule une dernière fois!
Non son père à lui est un homme admirable. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il a toujours été bon. Pourtant ce n’est pas si facile de passer du temps avec lui. Ils doivent être à la tannerie dès l’aube, lui aux cuves de rinçage, son père au dépeçage. Ils rentrent quand le clocher sonne midi, avalent la soupe qui fume dans l’âtre toute la journée, embrassent tout le monde et repartent entre hommes pour une dure après-midi de labeur. Ils rentrent éreintés. Même son père, malgré ses immenses bras, son torse large comme celui d’un Percheron et sa taille de géant!
Mais quand il est à la maison, son père a toujours un geste tendre pour chacun d’entre eux. Il frotte la tête de son ainé et lui tape dans le dos pour lui redonner la force de repartir à la tannerie ou lui dire qu’il est fier de lui. Il fait des chatouilles à Pierrot, son petit frère, qui rit toujours d’un rire de fille, dont son père se moque en lui disant : «Toujours aussi chatouilleuse ma petite Pierrette?» Et toute la famille éclate de rire. Sauf Pierrot qui se transforme en mousquetaire et hurle «Tu verras vaurien quand j’aurai ta taille!» Leur père fait semblant d’avoir peur et leur mère le supplie de laisser la vie sauve à son mari.
Et puis il y a Fantine. Cette Fantine tant attendue dans leur famille d’hommes. «C’est Notre bébé à tous les quatre» a dit leur mère quand elle est née. Fantine est aussi blonde qu’eux sont bruns. Elle a les yeux bleus de leur mère. Elle sourit tout le temps comme leur père. Elle rit aux éclats comme Pierrot. Elle aime leur père comme Jehan, mais en plus doux. Fantine et sa joie de vivre. Fantine et ses câlins. Fantine, cette mini-maman. Six ans qu’ils la chérissent tous comme une chatte avec son chaton.
Depuis qu’elle a 5 ans, il a fallu l’envoyer au catéchisme. Les frères aussi y sont allés. Leur père n’aime pas les curés. Lui qui aime tout le monde et que tout le monde aime, c’est étonnant. Mais puisque leur père n’aime pas les curés, les garçons ne les aiment pas non plus. Jehan a essayé de comprendre pourquoi mais leur père reste évasif. Il faut s’en méfier dit-il. Ils trompent leur monde. Il les vomit.
Il ne met jamais les pieds à l’église et Jehan reste avec lui pendant les offices depuis deux ans. Le curé rappelle souvent à leur mère que Dieu châtie les mécréants. Mais que peut-elle y faire ? Quand elle essaye de lui en parler, plus par crainte de tout ce que le quartier dit d’eux, il la prend dans les bras, la cajole, l’embrasse dans le cou, l’attire vers la seule et unique chambre de leur logis… Elle se défend, minaude, essaye de lui faire entendre raison. Mais elle cède toujours engourdie par ses baisers et ses caresses. Et les garçons rigolent comme des ânes, se cachent les yeux, gênés par leurs petits jeux… enfin Jehan regarde un peu… il les trouve beaux… Jusqu’à ce que la porte de la chambre claque et qu’il emmène les deux petits jeter des cailloux dans la Seine et regarder passer les péniches.
Le soir, Jehan rentre plus tôt que son père de la tannerie. Traitement de faveur pour les jeunes travailleurs… Un soir, en rentrant, il a tout de suite compris que quelque chose de grave venait de se passer. Pierrot, les yeux rivés sur le feu de la cheminée. Rouges. Maman, blottie contre Fantine dans le lit. Prostrée. Fantine, pâle à faire peur. Mi-morte.
Il les a caressées. Embrassées. Questionnées. Elles le regardaient toutes les deux. Aucun son ne sortait. Juste des larmes qui coulaient. Des yeux suppliants. Des lèvres serrées, blanches toutes les deux. Mais quoi? Fantine a fermé les yeux. Leur mère a fini par regarder Pierrot, suppliante, comme pour dire: il sait.
Jehan a tiré un tabouret devant la cheminée à côté de Pierrot. Il a posé la main sur son épaule. Pierrot a serré son petit corps tremblant de 10 ans contre le grand corps rassurant de son frère. Et puis à force de chuchotement, Jehan a su lui aussi. Il a su ce que le curé avait fait à Leur bébé. Il a su pour le sang, les larmes, la honte, la douleur, la peur, les plaintes de Fantine. Il a su pour Pierrot qui n’a rien su faire. Rien pu dire. Interdit devant l’autorité. Pierrot a regardé son frère droit dans les yeux, des yeux horrifiés, pour lui souffler cette dernière phrase du curé: «Tiens mon garçon, rentrez chez vous. Demain, je confesserai Fantine.»
Ils ont attendu que leur père rentre. Leur mère a eu la force de se lever. De déposer Fantine dans les bras de son grand. Fantine qui sentait bon la lavande et l’odeur de leur mère. Fantine éteinte. Leur mère s’est enfermée avec leur père dans la chambre, puis le couteau, le départ précipité, la porte qui claque, les pleurs de leur mère et de Pierrot, l’attente, l’angoisse, le retour, le sang, le cri de leur mère et leur père qui dit que plus jamais ce curé ne touchera à Leur bébé ni a aucun autre. Et Fantine s’est levée. Elle a pris son père dans les bras et elle a enfin pleuré.
Plus tard, bien des heures plus tard, maman s’est endormie dans le lit des enfants avec un dans chaque bras. Jehan est resté à leur grande table familiale avec son père. Cette table où ils ont partagé tant de rire, d’amour, de fêtes. Cette table où un voisin, un cousin, un ami s’assoit souvent pour en repartir difficilement. Cette table où leur père ne s’assoira bientôt plus jamais. Cette table que sûrement ils devront tous quitter un jour quand ils n’auront plus le salaire de leur père pour les nourrir.
C’est là que lui est venue l’idée. Celle de se sacrifier. Il a fallu convaincre son père. Pendant des heures. Mais il devait se rendre à l’évidence, s’il disparaissait c’était la mort des quatre autres. Lui, à la rigueur, à 16 ans, il pouvait s’en sortir. Mais leur mère? Belle comme elle est. Veuve. Pierrot? Si fragile. Si sensible. Et surtout Fantine? Leur bébé. Ce qu’avait fait le prêtre n’aurait été qu’une mise en bouche de ce qui les attendait.
Alors son père s’est résigné. Il peut en sacrifier un pour sauver les trois autres. Tout son corps est au supplice, mais il peut. Jehan est allé au presbytère. Il a vu la porte enfoncée, le prêtre rué de coups, vidé de son sang par l’entre-jambe. Jehan lui a craché dessus.
Deux jours après, Jehan a expliqué, quand un voisin l’a dénoncé, la porte enfoncée, le passage à tabac, le couteau tranchant pour lui passer l’envie d’utiliser son appareil sur les petites filles, les minutes entières à le regarder se vider de son sang.
Il a eu droit à un «vrai» procès bien sûr, plié en moins de cinq minutes. Évidemment, on n’a pas cru un mot de cette histoire de Saint-Homme qui s’en prend aux petites filles. Par contre, eux, on sait ce qu’ils pensent de la prière! On n’a eu aucun problème à croire que ce gamin de 16 ans avait enfoncé la porte du presbytère, tabassé un homme de deux têtes de plus que lui, réussi à l’émasculer comme on se coupe une tranche de saucisson…
Mais peu importe. Son père a protégé Leur petite Fantine, et lui a sauvé son père. Derrière ces barreaux puant la pisse, au milieu des rats et des plaintes de ses compagnons de cellules, il sait que son père veillera sur eux et sur son souvenir.
2 comments On Sacrifié – Histoire courte
Whaaaaaa d’actualité en plus.
Que de douleurs
Que d’amour.
Très beau sacrifice.
Merci
Merci Bernie pour vos lectures assidues, vos commentaires si tendres et si encourageants 🙏🏻
Ethan et moi sommes flattés et heureux d’avoir plu.