Sappho, une femme, rien qu’une femme – Histoire courte

Le groupe de jeunes filles dont Sappho s’occupait depuis plus de trois mois était particulièrement enthousiasmant. Elles apprenaient le chant et la danse avec plaisir. Plusieurs savaient jouer de la lyre et du barbitos. Elles s’intéressaient au théâtre et aux légendes.

Parmi elles, Cybèle était celle qui la charmait le plus. Cette jeune fille de 17 ans était fascinée par la poésie. Elle pouvait écouter Sappho chanter ses poèmes ou ceux d’Homère ou d’Alcée pendant des heures. Cybèle l’accompagnait en musique et commençait à connaitre beaucoup de ses poèmes par cœur.

Mais Sappho savait qu’elle n’allait pas faire de ces jeunes filles des poétesses. Les familles les plus riches de Grèce lui envoyaient leurs filles ici, sur l’île de Lesbos, dans un but précis. On lui confiait toutes ces jeunes filles pour en faire de bonnes épouses. À elle, la poétesse admirée et reconnue jusque dans les cités grecques les plus reculées. Sa famille tolérait sa célébrité poétique si elle respectait ses devoirs aristocratiques. Elle devait accomplir sa charge de femme du monde en accompagnant les jeunes filles de son rang vers leur rôle d’épouse accomplie. « Tout ça pour que leur mari prenne un jour des concubines qui s’occuperaient d’eux la journée et des courtisanes le soir, délaissant leur femme qui sera juste bonne à s’occuper des enfants, à tenir la maison et à être exhibée lors des soirées mondaines ! » pensait souvent Sappho.

Cybèle connaissait son avenir. Sappho lui en avait souvent parlé, à elle et à tout un groupe de jeunes filles plus restreint dont elle se sentait proche. Ensemble elles avaient préparé une pièce de théâtre. Elles avaient franchement ri en lisant les répliques écrites chaque soir par Sappho. Les répétitions avaient été des moments de parfaite réjouissance.

Sappho jouait la mère marieuse, acariâtre et exigeante. Difficile de ne pas rire quand on connaissait Sappho, au contraire si douce et libérée. Eulalie jouait le mari ivre et bedonnant. Cybèle jouait une courtisane. Elle s’était révélée très excitante dans ce rôle. Et très belle. Toutes avaient été subjuguées par sa féminité. Toutes, mais surtout Sappho.

La formation artistique de son groupe était bien avancée. Sapho devait maintenant s’occuper de leur éducation sexuelle. Certaines avaient déjà commencé entre elles et Sappho leur donnait des conseils. Elle s’inviterait bientôt à leurs jeux, car elle savait qu’à 15 ans on manquait souvent d’imagination sexuelle. Leur mari n’en manquerait pas, alors autant les préparer.

Elle redoutait cependant de s’occuper de Cybèle. L’attirance qu’elle avait pour cette jeune fille n’était pas habituelle et elle craignait de ne plus contrôler la situation.

Le soir, lorsqu’elle quittait les appartements des jeunes filles, les laissant à leurs discussions et à leurs jeux encore enfantins, elle s’obligeait à ne plus penser à elles, à ne plus penser à Cybèle. À mettre de côté toutes les discussions qu’elles avaient eu sur leur condition, sur l’homme qui la possèderait bientôt, sur ses frères qui contrôlaient son existence. Sappho connaissait bien les craintes de Cybèle. Elle avait elle-même trois frères. Ils l’avaient mariée alors qu’elle n’avait que 14 ans. Heureusement elle était restée sur son île. Plusieurs de ses amies avaient été mariées et était partie par bateau en Crète, en Grèce ou à Chypre. Son mari avait finalement été un bon mari jusqu’à sa mort il y a trois ans. Ils avaient eu une fille ensemble. Kléis avait 12 ans. Elle était vive, pétillante et déjà d’une grande beauté. Sappho passait ses soirées avec elle. Elles inventaient des poèmes ensemble, lisaient des tragédies et en écrivaient. Les personnages étaient souvent les animaux que Kléis aimait tant. Mais une fois seule, la nuit, elle ne pouvait s’ôter Cybèle de l’esprit. 

Un après-midi, lors d’une séance d’éducation sexuelle avec Eulalie et Gaïa, Cybèle s’était jointe au groupe. Sappho s’était raidie, mais Cybèle savait. Elle avait compris que leur attirance n’était pas juste poétique ou théâtrale. L’affection qu’elles avaient l’une pour l’autre ne se limitait pas à parler de leur condition de femme et à jouer de la lyre. Ce jour-là, Cybèle et Sappho se sont aimées. Ce jour-là, puis les suivants. Pendant les deux ans que dura la formation de Cybèle sur l’île de Lesbos.

Est-ce de leur amour que naitra le terme « lesbienne » quelques centaines d’années plus tard ? Sûrement. Mais déjà, du temps de Sappho, l’amour entre deux femmes n’était pas acceptable. Entre les murs des appartements, personne n’y voyait d’objection. Elles étaient là pour ça n’est-ce pas ? Mais en dehors des murs ce n’était pas possible. Lorsque Cybèle dut reprendre le bateau qui la ramènerait en Grèce, leurs cœurs étaient déchirés. Sappho supplia ses frères de lui laisser Cybèle avouant leur attachement. Mais Cybèle serait mariée dès son arrivée. Tout était prévu. L’homme qui l’attendait était un jeune veuf de 34 ans, issu d’une des familles les plus riches de Thessalonique. La veille de son départ, Sappho lui écrivit le plus beau poème d’amour de l’histoire grecque, louant sa beauté comparable à celle d’Aphrodite. Ovide, en découvrant la beauté du poème de Sappho cinq cents ans plus tard, déclarera « Je peux mourir maintenant ».

Après le départ de Cybèle, Sappho fut dévastée. Mais un autre drame approchait. Kléis. Elle serait bientôt en âge de se marier. On la lui enlèverait pour l’envoyer parfaire son éducation dans une autre riche famille aristocratique et elle ne la reverrait que le jour de son mariage.

Sappho continuait d’écrire, mais ses poèmes n’avaient plus le gout de l’amour et de la beauté. Ils étaient amers et brulants. Ils critiquaient cette société d’hommes où les femmes n’étaient pas des citoyennes. Eux qui se croyaient si éduqués, si raffinés. Les poèmes et les critiques de Sappho trouvèrent des oreilles attentives. La beauté de ses mots et sa réputation jouaient en sa faveur. Des voix commencèrent à se soulever. Des mères, mal mariées, voulaient une vie différente pour leurs filles. Des hommes plus modernes, trouvaient ces mariages archaïques. Sappho devenait dangereuse.

Son clan ne pouvait pas se permettre d’être responsable d’un soulèvement populaire. La réputation dont il jouissait était bien trop importante. Il fut décidé que Sappho serait exilée en Sicile. Leur décision était sans appel.

Quelques jours avant le seizième anniversaire de Kléis, Sappho fut envoyée à Syracuse. Elle y arriva trois semaines plus tard et y finit ses jours, meurtrie, impuissante.

Kléis fut mariée à un riche commerçant de Thèbes de trente ans son ainé et lui donna quatre filles.

Cybèle mourut en couche de son premier enfant.

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