Prisonnier – Histoire courte

–      Allez Othar ! Ça fait trois ans maintenant, il faudrait peut-être que tu apprennes à voler ! La dernière vague de migration part dans trois jours, tu vas finir par rester ici.

–      Lozim… Si je n’ai pas réussi à voler depuis tout ce temps, je ne vais pas y arriver demain ! Je ne partirai pas avec vous… c’est comme ça… soupira le dragon.

–      Mais ça me fend le cœur de partir sans toi. Comment je peux aller de l’avant en t’abandonnant derrière ? On ne peut vraiment rien faire ?

–      Que veux-tu faire ? Tu ne vas pas rester cloué ici à cause de moi alors que tu ne rêves que d’aventure ! Pars et reviens me les raconter ! Je me plais bien ici, ne t’en fais pas pour moi.

C’était un odieux mensonge. Othar ne rêvait que d’une chose, partir avec ses semblables. Découvrir de nouveaux mondes avec eux. Mais voilà… Il ne savait pas voler. Il releva son énorme carcasse et commença à s’éloigner. Il savait qu’il fallait profiter des derniers instants avec Lozim, mais c’était trop pour lui. Il ne supportait pas l’image pathétique que lui renvoyait involontairement le regard de son ami.

–       Où vas-tu Othar ?

Avant de partir, il posa sa gosse tête contre celle de son ami. Il ferma les yeux quelques secondes. Un dernier au revoir.

Vénilien frappait le sol rageusement du pied. Sa dernière invention était encore un désastre. Une fois de plus il était passé pour l’idiot du village. De celui qui n’avait pas la tête sur les épaules. Il marchait à travers la forêt, mettant le plus de distance possible entre lui et cette bande d’hommes ignares ! Ils ne connaissaient rien à l’art et au talent. S’il vivait en ville, ça ne se passerait pas comme ça, il en était sûr ! Il se laissa tomber dans l’herbe haute au milieu d’une clairière. Pourquoi sa machine n’avait-elle pas fonctionné ? Il avait pourtant refait une centaine de fois les calculs, vérifié les mécanismes plus que de raison. Les mauvais esprits s’acharnaient sur lui… Il s’allongea, excédé.

Le vent lui amenait des odeurs de fleurs, de verdure neuve. Les chants des oiseaux cachés dans les feuillages épais résonnaient autour de lui. La nature paisible et bruyamment silencieuse le détendit. Il inspira profondément, le sourire aux lèvres. Il ne baisserait pas les bras, il avait encore des milliers de projets en tête. Les idées se bousculaient dans ses méninges. Il perdit son regard brillant dans le bleu du ciel. C’est de là que venaient toutes ses idées. Peut-être qu’aujourd’hui il en trouverait une encore meilleure que toutes les autres.

Un point très haut traversa le ciel, suivit d’une multitude d’autres tâches aux couleurs chatoyantes. Il regarda émerveillé l’envol des dragons. Le printemps était la période des départs de bons nombres d’espèces, mais parmi elles, celle des dragons était sa favorite. Ces créatures majestueuses, parfois terrifiantes le subjuguaient. Il rêvait de pouvoir fendre les cieux à leurs côtés. Il imaginait le vent fouetter son visage, le froid mordre sa peau, la liberté l’emporter. Fabriquer un engin volant était son ultime projet.

Il se fichait bien des craintes des habitants de l’Héphian. Pour lui les dragons étaient les créatures les plus incroyables que cette terre accueillait. Il était persuadé qu’elles terrifiaient les hommes non pas par leur férocité, mais simplement par leur taille démesurée. Les contes pour enfants les dépeignaient comme d’effroyables créatures prêtes à vous arracher un bras. Oui, ils avaient des dents pointues et tranchantes, et alors ? Les tigres du Dysis’héphian aussi et ils étaient les montures de l’armée de l’ouest !

Un bruit étrange le tira de ses réflexions. Une sorte de couinement, mais rauque. Si les arbres avaient pu pleurer, ils auraient certainement fait ce bruit-là. Vénilien se releva et écouta attentivement. Les pleurs -si c’en étaient- venaient de la gauche. Il s’approcha à pas de loup, plus intrigué qu’inquiet, et manqua de tomber à la renverse en découvrant l’auteur de ces jérémiades. Un dragon aérien ! Que faisait-il en plein cœur du Més’héphian ? Ici on ne trouvait que des dragons terrestres ou alors de tout petits dragons volant ! Les gros comme celui-là vivaient en général près des côtes ou près des falaises dans le Voreios’héphian. Là où il y avait plus de place et pas d’hommes !

–       Qu’est ce qui t’arrive… ? murmura Vénilien pour lui-même.

Othar se retourna brusquement, manquant de faire valdinguer de sa queue la bestiole bipède qui venait de parler. Un Leïoderma ! Il n’en avait jamais vu de si près ! Ce nom, qui était d’abord un sobriquet moqueur, signifiait « peau  lisse », car ces animaux-là naissaient curieusement sans poils… On disait que leur cuir était si fin qu’un seul coup de griffe pouvait le déchirer de part en part. Ces bestioles étaient parfaitement inoffensives. Du moins, tant qu’elles ne tenaient rien dans leurs pattes avant. En voyant ses pattes libres, Othar se rasséréna. Il approcha sa tête écailleuse plus près du Leïoderma et le huma.

De son coté, Vénilien resta immobile. Il avait hésité à partir en courant, mais le dragon ne dégageait aucune onde agressive. Étrangement, le garçon sentait une sérénité profonde émaner de lui, comme si la bête vibrait en harmonie avec la nature. Son énorme tête noire anguleuse s’approcha encore plus près de son visage. Il mourait d’envie d’y poser la main, sentir les écailles râpeuses sous sa peau. Seraient-elles chaudes ou froides ?

–       Comment t’appelles-tu ? souffla-t-t-il.

Sa question était rhétorique, il savait bien que le dragon n’allait pas lui répondre.

–      Je me nomme Othar. Et toi petit Leïoderma ?

Vénilien sursauta. La voix grave du dragon avait raisonné dans sa tête. Incroyable, il était télépathe !

–       Moi c’est Vénilien ! Et je ne suis ni petit, ni « Leïoderma », je suis un homme.

–       Tu es petit, regarde-moi.

Othar se redressa et surplomba le garçon de toute sa hauteur.Sa tête devait arriver à près de trois mètres du sol.

–       Vénilien… un petit Nomme, c’est un nom bien étrange.

Vénilien essaya de lui faire comprendre qu’il n’était pas « un Nomme » mais « un – homme », rien à faire, Othar ne comprenait pas la différence.

–       Que fais-tu ici dragon volant ?

En une fraction de seconde, Vénilien fut submergé par une vague de tristesse et de douleur. Il ploya sous la force des émotions du dragon et dû mettre un genou à terre. Des images défilèrent dans son esprit. Le vide, la peur, d’autres dragons en plein vol vus d’en bas, encore le vide et l’équilibre précaire au bord du précipice. Il se sentait tomber avec le dragon. La nausée lui souleva le cœur. C’était bien plus que de la télépathie. Il étaitle dragon. Il ressentait sa terreur. Ce vertige étourdissant à chaque fois qu’il se penchait au-dessus des nuages.

Les sensations se dissipèrent aussi vite qu’elles étaient venues. Vénilien avait du mal à reprendre son souffle. Il se sentait comme lorsqu’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours à cause d’un projet trop prenant. Vidé.

–       Je suis tellement désolé Dragon…

–      Ne le sois pas, tu n’y peux rien… Qu’est-ce qu’un dragon ? Moi je suis un Deuteropteryx, de la famille des Sklerornis.

–       C’est comme ça que l’on vous appelle, comme vous nous appelez les « Leïodermas ».

–       Appelle-moi Othar, petit Nomme. Ce mot ne veut rien dire.

–      Dans ce cas, appelle moi Vénilien ! Je suis ravi de faire ta connaissance Othar. J’étais sûr que les drag… euh, les Sklerornisn’était pas aussi dangereux qu’on le croit !

–      C’est vous qui êtes dangereux ! Vos pattes avant peuvent tenir des choses mortelles malgré notre peau dure ! J’ai perdu un ami, tué par un de tes semblables,  sans raison apparente. Movhar avait voulu le saluer et le Leïoderma l’a abattu !

Vénilien le savait ! Les dragons n’étaient pas dangereux ! Les hommes attaquaient sans même réfléchir, simplement effrayés.

–       Je m’excuse pour ton ami… Un homme tue quand il a peur…

–      J’ai appris ce jours-là à ne pas approcher un Leïoderma dont les pattes ne sont pas libres. Mais toi Vénilien, n’as-tu pas peur ?

–      Comment avoir peur de quelqu’un qui pleure ? Je t’ai entendu, et je suis venu voir si je ne pouvais pas t’apporter mon aide. J’avoue que je ne m’attendais pas à trouver un Sklerornis…

–      Tu as bon cœur Vénilien, mais je suis désolé petit Nomme, tu ne peux pas m’aider.

–      Et qui te dit que je ne peux pas t’aider ? rétorqua le garçon l’air espiègle.

–      Parce que tu n’es pas un Deuteropteryx.

–      Justement ! Je vais avoir d’autres idées ! Figure-toi que je suis un inventeur, je fabrique des choses. Peut-être que je pourrais te fabriquer une machine pour t’aider à voler ?

–      Ce n’est pas une machine qu’il me faut. Mes ailes peuvent voler elle, c’est moi qui ne peut pas.

–      As-tu déjà essayé les yeux fermés ?

–      Marches-tu les yeux fermés ?

Vénilien ressentit le rire d’Othar dans ses entrailles. Il rit avec lui. Question idiote. Il se rassit dans l’herbe, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Othar fit de même, enfin plus comme un gros chat, ses immenses ailes bleutées relâchées de chaque côté de lui. Il écouta les pensées silencieuses de Vénilien. Il avait du mal à suivre ses idées qui sautaient d’une image à une autre, sans jamais vraiment aboutir à quelque chose. Il était très intrigué par ce Leïoderma. C’était le premier qu’il rencontrait qui ne dégageait pas une infecte odeur de peur. Celui-ci sentait bon la joie et la malice. Il lui rappelait un peu Lozim.

–      Doucement Vénilien, tes pensées ne vont pas s’échapper, prends le temps de les terminer.

–      Tu peux entendre ce que je pense ?

–      Bien sûr. C’est comme ça que l’on communique entre nous.

–      Mais ça doit être très bruyant ! Comment tu fais pour ne pas entendre tout le temps tout le monde ? s’exclama Vénilien.

–      Je me concentre sur une seule personne à la fois, tout simplement.

–      Tout simplement… ironisa le garçon.

Ils discutèrent silencieusement encore un long moment, échangeant sur les différences entre leurs espèces.

Lorsque le soleil n’était plus qu’un mince trait jaune derrière les arbres, Vénilien lui expliqua qu’il devait rentrer, qu’il était déjà très en retard. Sa mère ne voulait pas qu’il rentre après le coucher du soleil… Il demanda à Othar s’il serait toujours là le lendemain et le dragon lui assura qu’il l’attendrait au même endroit. Othar appréciait beaucoup la compagnie du jeune Nomme, il était amusant. Ils se ressemblaient beaucoup en un sens. Tous deux avaient la tête dans les nuages et les pattes clouées au sol ! Et ce regard… ces yeux plein de joies qui lui renvoyaient un enthousiasme dévorant. Il avait la sensation que lui ne le voyait pas comme tous les autres. Il n’était pas un raté.

Othar se retrouva à nouveau seul dans la nuit. Il leva ses grand yeux sombres et embués vers le ciel étoilé. Où étaient-ils ? Vers quelles merveilles volaient-ils ? Sa famille, ses amis. Même s’il avait été rejeté par la plupart de ses congénères, certains comme Lozim l’avaient aimé. Pas assez pour ne pas le laisser. Pourquoi ses semblables désiraient-ils tant découvrir le monde, voyager ? Pourquoi ne jamais se poser, trouver un foyer ? Les terres du Més’héphian étaient pourtant si belles. Vertes, piquées de forêts gigantesques, zébrées de multiples fleuves à l’eau claire et fraîche qui descendaient de l’Héphioros. Et cette montagne immense qu’aucun Deuteropteryx n’avait jamais survolé, ses sommets bien trop hauts. Pour lui il y avait encore tant de choses à voir. Il découvrirait toutes ses merveilles seul. Tant pis…

Il repensa au matin avec son vieil ami. Sa fuite pour ne pas le voir partir. Il ne voulait en voir partir aucun. Vivre ces adieux déchirants, lire la pitié dans leurs yeux tristes. Il ne pouvait pas supporter leurs remarques, leurs reproches… Sa gorge se serra. Il les entendait déjà toutes ces phrases. Il était la risée de son espèce, une honte, une erreur. Quel Sklerornis, Deuteropteryx ou autre restait obstinément cloué au sol ? Terrifié par le vide ! Il était à la fois profondément triste et terriblement en colère contre lui-même.

Il avait essayé, encore et encore. Mais c’était toujours le même résultat. Il restait paralysé, incapable de déployer ses ailes pourtant solides. Il n’y arrivait pas. A chaque fois qu’il s’approchait du précipice, que ses deux pattes sentaient la tranche abrupte de la falaise, que son corps se balançait d’un équilibre incertain, il sentait l’effroi grandir en lui. Le vide le happer vers une chute sans lendemain. Arbre enraciné surplombant le tapis de nuages cotonneux.

–      Adieu Lozhim. Vole pour moi, vole à en devenir ivre. Que les vents te portent loin, murmura-t-il aux étoiles.

Il reposa lourdement sa tête au sol et se remit à pleurer. Qu’est-ce que le petit Nomme pouvait bien y faire ?

Les hululements des chouettes le bercèrent et il finit par s’endormir en boule dans la clairière. La lune veillant sur lui.

–       Allez debout grosse marmotte !!

Cela faisait déjà un moment que Vénilien essayait de réveiller le dragon.

–       Allez on a plein de trucs à faire ! J’ai trouvé la solution !

–       Mais le soleil n’est même pas levé petit Nomme.

–       Bientôt ! Allez debout !

Othar bailla de toutes ses dents pointues et une petite flamme sortit de ses narines, manquant de brûler la tignasse en bataille du garçon. Le dragon sourit en entendant la pensée émerveillée de Vénilien. Il se redressa, inspira une grande goulée d’air, ouvrit une gueule énorme et cracha un gerbe de flemmes gigantesques dans les airs. Vénilien n’en revenait pas. La chaleur dégagée par la flamme était redoutable. Même éteinte, il sentait l’air encore chaud autour de lui !

–       Bon, que me voulais-tu de si bon matin ?

–       Nous allons faire de toi un dragon terrestre !

Le garçon éclata de rire devant la tête du dragon. Othar faisait véritablement une grimace incrédule. Les écailles recouvrant les muscles de ses joues s’entrechoquaient en une multitudes de cliquetis, rendant la scène encore plus amusante.

–       Qu’y a-t-il de si drôle ?

–       Je ne savais pas que tu pouvais faire de si belles grimaces !

–       Oh j’en ai d’autres si tu veux ! Je gagnais toujours contre Lozhim.

Vénilien n’arrivait plus à s’arrêter de rire. Lorsqu’Othar eut fini de faire le pitre, le garçon lui demanda quel âge il avait. C’était impossible qu’il soit adulte ! En effet, Othar lui répondit qu’il n’avait que 3 ans. Ce qui correspondait à peu près à son adolescence, tout comme Vénilien qui avait tout juste 17 ans.

–   Alors ? Comment veux-tu faire de moi un Sklerogaïa, un « dragon terrestre » comme tu dis ? demanda-t-il en secouant ses ailes encombrantes.

–   Tu vas t’entraîner ! Puisque tu ne peux pas voler, on va faire du sol un atout. Tu vas devenir le Sklerogaïa le plus agile de tous !

–   Ton idée est folle !

–   Dis-moi que c’est une mauvaise idée ! Tu es cloué au sol, il faut que tu arrêtes de t’apitoyer sur ton sort. Regarde comme tu as du mal à te déplacer, c’est normal que tu déprimes.

–   Tu as raison… Mais quand bien même je regarderais comment font les Sklerogaïa, ils n’ont pas d’ailes qui les encombrent, comment je fais pour les imiter ?

–   Ça tu vas devoir trouver tout seul… mais je vais t’aider ne t’en fais pas ! Et d’après ce que j’ai compris hier, c’est le vide qui te fait peur, tu as le vertige n’est-ce pas ?

–   Oui…

–   As-tu déjà essayé de voler au ras du sol, te propulser sur quelques mètres ?

–   Euh… non. Ça ne m’est jamais venu à l’idée…

–   Alors on va essayer ça aussi !

Durant les semaines, puis les mois qui suivirent, Othar s’entraîna sans relâche. Vénilien l’encouragea sans cesse, trouvant toujours de nouvelles astuces. Ils parcoururent les quatre coins du Més’héphian  pour dénicher de nouvelles espèces de Sklerogaïas. Voir comment chacune évoluait dans son environnement. Certains dragons furent assez aimable pour montrer à Othar comment faire, touchés par son histoire et sa volonté d’apprendre. Ainsi Othar apprit à répartir son équilibre pour être silencieux, coordonner ses quatre pattes pour courir plus vite. Il apprit aussi, d’une espèce bipède, à se servir de sa gueule en plus de ses membres pour grimper, à la manière des perroquets.

Au fur et à mesure que les jours passaient, la complicité des deux se renforçait. Faisant fi de leurs différences, ils construisirent une amitié solide basée sur une confiance aveugle l’un envers l’autre. Vénilien était devenu sa nouvelle famille. Ce que faisait le garçon n’était pas simplement une succession d’actes vides de sens pour l’aider à se reconstruire. Vénilien le voyait. Othar avait une valeur dans ses yeux. Il était devenu quelque chose d’unique à travers lui. Il n’y avait plus de dédain, de pitié, ni même de moquerie. Le dragon était défini autrement que par son incapacité à voler.

Peu à peu, sa tristesse s’était changée en nostalgie. Il aurait aimé montrer à Lozhim ce qu’il avait accompli. Il ne pouvait pas voler, mais il savait faire tant d’autres choses. Tout ça grâce à ce curieux petit Nomme qui avait su lui tendre la main -il avait aussi appris que ce n’était pas une patte.

        Un soir, bien loin de chez lui, au chaud sous l’aile de son ami, Vénilien déclara :

– Je pense que tu as fini Othar. Cela fait maintenant quasiment un an que nous avons commencé cette incroyable aventure. Nous pouvons officiellement dire que tu es un Sklerogaïornis, un dragon aéro-terrestre.

        Le dragon rit de ce nouveau mot bien trouvé.

Je ne t’en remercierai jamais assez mon jeune ami. Ton idée farfelue m’a fait découvrir un autre côté de moi-même. J’ai une dette envers toi…

Non Othar. Nous sommes amis, tu n’as pas de dette envers moi.Tout ce que j’ai fait  c’était avec joie !

Tu ne peux pas la refuser, c’est une dette de dragon, c’est comme si tu refusais un compliment.

Oh ! Désolé, je ne savais pas ! Et ça fait quoi une dette de dragon ?

Je ne sais pas…

        Ils se regardèrent. Silence de quelques secondes. Ils éclatèrent de rire. Vénilien était bien avancé avec ça !

        Il se cala confortablement contre le dragon et se mit à penser. Il savait bien qu’Othar allait l’écouter sans rien dire, puis il lui dirait de ralentir, sinon son cerveau allait bouillir -Othar toussa, amusé. Cette année qu’il avait vécu loin de sa famille, du village et de toutes les personnes qui le voyaient comme un moins-que-rien lui avait fait beaucoup de bien. Il avait l’impression d’avoir gagné en maturité, de s’être posé un peu. Il voulait toujours devenir inventeur, mais maintenant il s’y prendrait autrement, sans précipitation. Le travail acharné qu’Othar avait fourni pour devenir aujourd’hui l’unique Sklérogaïornis lui avait donné envie, à lui aussi, de se dépasser. Il était presque majeur, il allait pouvoir aller en ville et trouver du travail, s’acheter le matériel nécessaire à ses inventions. Et il allait trouver quelqu’un pour lui apprendre à travailler les tout petits objets, et il allait trouver…

Ton cerveau va bouillir…

        Il leva les yeux au ciel, amusé. Othar avait raison, il s’emballait encore.

        Le sommeil vint le cueillir au milieu de ses réflexions. Othar l’écouta rêver d’aventure et finit par s’endormir lui aussi. Il ne savait pas ce que Vénilien allait faire, mais lui était sûr d’une chose, il ne le lâcherait pas d’une griffe !

        Sept ans avaient passé. Vénilien n’était pas devenu inventeur en arrivant en ville. Il avait rencontré par hasard un marchand qui venait d’être cambriolé durant son voyage. Le pauvre homme n’avait plus rien à vendre et ne pourrait donc pas nourrir sa famille. Sans même un regard, les deux amis avaient filé à la poursuite des brigands et avaient ramené toute la marchandise.

        Depuis ce jour là, tous les deux avaient proposé leurs services à tous ceux qui en avaient besoin. Ils s’étaient rapidement fait un nom dans tout l’Héphian, et même au-delà de l’Héphioros. Les gens ne parlaient plus que de ce jeune garçon au dragon qui ne volait pas. Mais attention, personne ne se permettait la moindre moquerie, Othar était bien trop impressionnant. Tous les regardaient, mi-admiratifs mi-craintifs. Et si jamais le garçon décidait de lancer le dragon sur eux ?

        Il n’y avait pas seulement des hommes pour leur demander de l’aide. Il arrivait que quelques Sklerogaïas traversent le continent pour les trouver. Un jour, un Lézoropus avait parcouru des centaines de kilomètres pour implorer Othar de venir sauver son enfant. Chez cette espèce, les progénitures étaient rares et fragiles. Le petit était né en hiver, et depuis sa naissance, des pluies diluviennes et glaciales inondaient le pays. Le jeune Lézoropus était en train de mourir de froid malgré tous les efforts de la famille à le réchauffer. Eux-mêmes ne pouvant pas générer de chaleur comme lui, le père demandait à Othar de venir le couver de sa flamme. Le petit fut sauvé.

        Ils vivaient à quelques kilomètres de Pyknossios, la plus grosse ville du Més’héphian. Othar était beaucoup trop gros pour vivre en ville. Avec l’argent qu’il avait récolté, Vénilien avait fait construire une maison sur mesure pour son compagnon. Une petite partie pour lui-même et une autre très haute de plafond pour accueillir le dragon. Ceci dit, cette maison n’était qu’un pied-à-terre entre deux quêtes, car ils étaient, la majeure partie de leur temps, sur les routes.

        Cet hiver-là, un coursier vint frapper à la porte de leur maison. Il apportait une lettre cachetée du sceau de l’armée du Dysis’héphian. Le général en personne leur écrivait, les pressant de traverser l’Héphioros le plus rapidement possible pour le rejoindre. Il en allait de la sécurité de l’Héphian !

–  Il n’y a pas plus d’informations que ça ? demanda Otharqui avait entendu Vénilien lire la lettre.

Non… simplement ce que je viens de lire et l’adresse. Il dit qu’il faut cinq jours pour traverser l’Héphioros et deux jours encore pour les rejoindre.

Et nous sommes déjà nous-mêmes à trois jours des montagnes. Tu as intérêt à prendre de quoi te couvrir. Tout petit, j’ai déjà volé sur le dos de ma mère aux alentours de cette montagne, ce n’est que neige et brouillard.

Je sais, mon grand-père m’en a souvent parlé. Je te réchaufferai si tu as froid…

        Le dragon souffla une flammèche faussement agacé.

        Vénilien alla chercher en ville les quelques vivres qui leur manquaient, mais dans l’ensemble son sac était déjà prêt. Ils se mirent en route dans l’après midi.

        Ils aimaient plus que tout les trajets où il se retrouvaient tous les deux, au cœur de la nature. Ils avaient l’impression de la vivre, de la comprendre, d’être à l’unisson avec elle. Parfois il arrivait à Othar de chanter les berceuses de son enfance pendant qu’il marchait. Sa voix résonnait dans la vallée, profonde et douce. Pour le petit nomme qu’il était, cela ressemblait plus à des grognements mélodieux. Allongé sur son dos, doucement balloté par le pas lent de son ami, il somnolait. Les vibrations sous lui l’apaisaient et il laissait son esprit flotter parmi les nuages.

        Lorsqu’ils arrivèrent au pied de l’Héphioros, Vénilien descendit du dragon pour passer devant lui. Cela lui laisserait la possibilité d’escalader s’il en avait besoin.

        Cela faisait maintenant deux jours qu’ils bataillaient sur les sentiers étroits du col. Ils étaient éreintés et le froid cinglant transperçait aussi bien les vêtements de Vénilien que l’épais cuir d’Othar. Le dragon essayait de souffler quelques flammes, mais cela consommait trop d’énergie. Au cours du troisième jour, la neige commença à tomber drue, brouillant leur vue et les forçant à s’arrêter. Othar attrapa Vénilien et l’enfouit sous ses ailes pour le protéger du mieux qu’il pouvait. Le jeune homme était transi. Il n’arrivait plus à bouger correctement, complètement engourdi. En quelques heures, la neige forma un dôme au dessus d’eux. Un mal pour un bien, grâce à lui, ils étaient protégés des violentes bourrasques.

        Ils restèrent ensevelis de longues heures avant que la tempête se calme. Vénilien tremblait de tout son corps, ses dents s’entrechoquant. Othar commençait à faiblir sous le poids de la neige, ses pattes flageolant dangereusement. Lorsque le silence étouffé de la montagne revint, Othar inspira profondément et puisa dans ses dernières réserves d’énergie pour cracher une ultime flamme. Celle-ci creusa une porte dans le mur de neige durcie, les libérant de leur prison de glace. Dehors, le soleil pointait difficilement ses premiers rayons. Les deux amis restèrent là, serrés l’un contre l’autre, tentant de trouver un peu de chaleur, regardant l’aube éclaircir la nuit.

– Profitons de cette accalmie pour dormir un peu… bredouilla Vénilien dont les lèvres, engourdies par le froid, ne bougeaient plus.

–  Il ne faudra pas me le répéter deux fois…

        A peine eurent-ils fermé les yeux que le sommeil les engloutit. Plus ils s’enfonçaient dans l’inconscience, plus leurs corps se relâchaient… La chaleur corporelle importante du dragon faisait fondre la neige rapidement autour d’eux. Délogé de sa coquille de neige fraîche, Vénilien ne se sentait pas glisser peu à peu vers le bord de la corniche. Vers un gouffre sans fond. En bas, le sol était à plus d’une centaine de mètres. Malgré l’épaisse couche de poudreuse, cela ne serait pas suffisant pour amortir une chute d’une telle hauteur. Vénilien se retourna…

L’absence brusque de contact avec le garçon qui dormait normalement contre lui réveilla Othar immédiatement. Sa réaction fut celle d’un automate. Il ne réfléchit pas.  Il poussa violemment le sol de ses puissantes pattes arrières et plongea dans le vide, tête la première. Il rabattit ses ailes contre lui et prit de la vitesse. Le sol se rapprochait dangereusement, mais il n’y prêta pas attention. Vénilien était tout proche, encore inconscient. Il attrapa le garçon par l’une de ses jambe et le plaqua contre son poitrail. Ce n’étaient pas les écailles râpeuses contre sa joue qui réveillèrent le garçon, mais le bruissement des ailes qui se déploient. Othar avait continué sa descente encore quelques secondes et aux premières bouffées d’air chaud avait déployé ses ailes d’un coup sec. Il s’était engouffré spontanément dans le courant ascendant qui gonfla les membranes solides de ses immenses ailes, stoppant net le dragon dans sa chute. Othar redressa sa trajectoire et en quelques puissants battement d’ailes il remonta haut dans le ciel. Il stabilisa son vol au-dessus des pics de l’Héphioros et se laissa porter par le vent froid d’altitude.

        Tout était allé très vite. En quelque secondes Othar était remonté aussi vite qu’il avait plongé. Vénilien avait tout suivi ! La frayeur de la chute faisant encore battre son cœur à tout rompre. Il n’osait rien dire de peur qu’Othar se rende véritablement compte de ce qu’il faisait.

        La stupeur du choc s’était rapidement dissipée. Vénilien jubilait, il avait toujours su qu’il fallait un incroyable coup de fouet au dragon pour qu’il décolle ! Dans la panique il en avait oublié son vertige.

        Il se hissa sur le dos de son ami et se cala tant bien que mal dans son cou. Il ne s’agissait pas de tomber encore une fois.

        Aucun des deux n’osa rompre la quiétude de cet instant magique. Othar ne voulait pas ouvrir la bouche, de peur de rompre le charme et de réveiller ses vieux démons.

Othar… ferme les yeux…

Le dragon s’exécuta sans rien dire. Il ferait confiance au petit Nomme jusqu’au bout du monde. Il n’aurait pas de seconde chance pour vaincre sa peur.

Tu vas te laisser tomber encore une fois. Tu vas te concentrer uniquement sur le plaisir de la chute libre, la gravité qui t’emporte. Au moment précis où je te dirai de rouvrir les ailes, je veux que tu prennes conscience de ta force. Aie confiance en tes ailes, elles ne failliront jamais.

        Vénilien ressentit l’appréhension du dragon, mais celle-ci fut très vite remplacée par une détermination sans faille.

        Il replia à nouveau ses ailes et se laissa tomber. Cette fois-ci, en pleine conscience de lui même. Le temps s’arrêta. C’était comme Vénilien l’avait dit. La gravité l’emporta. Il tombait, tombait encore, sans jamais s’arrêter. Le vent l’englobant dans une goutte d’air. Il se sentait libre, léger. Il ne pensait à rien d’autre qu’au bien-être de cette chute vers l’inconnu. La joie grandissait en lui, une euphorie infinie, libérée du le verrou de la peur qui avait éclaté. La sensation grisante de la prise de contrôle sur lui-même. Les frissons du gout du risque…

Maintenant déploie tes ailes et vole libre.

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