Casser sa pipe – Histoire courte (fiction)

Mon grand-père a eu cinq femmes dans sa vie : mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, ma mère, moi et sa pipe. Il est resté fidèle aux quatre premières mais changeait souvent la dernière. C’était un passionné né. Tout ce qu’il faisait, il le faisait avec frénésie, le vivait avec passion. Il avait dû apprendre très jeune à se construire une carapace pour traverser un siècle qui n’a pas été tendre avec les Hommes.

Son père, mon arrière-grand-père, était marin-pêcheur sur la presqu’île de Crozon, à Camaret-sur-mer. Trop vieux pour partir au front en 39, il a fait la guerre à sa façon. Quand d’autres rêvaient d’indépendance bretonne en s’acoquinant aux nazis, mon arrière-grand-père aidait la Liberté en parcourant la côte bretonne qu’il connaissait comme sa poche, chargé de courriers ou de passagers brûlants. Il racontait à mon grand-père les risques qu’ils prenaient, sa haine des nazis et des collaborateurs. En 43, mon grand-père n’avait que 13 ans et connaissait déjà bien la côte aussi. Il a commencé à faire quelques missions avec son père, au grand dam de mon arrière-grand-mère, qui craignait maintenant de voir exécuter son mari et son fils. Il m’en a raconté de leurs histoires, de leurs persécutés et de leurs frayeurs ! Une nuit, alors qu’il devait aller chercher un juif à la Trinité-sur-Mer pour le faire passer en Angleterre, il s’est retrouvé avec toute la famille sur le bateau : douze ! Mon grand-père racontait toujours toutes ces histoires avec une touche d’humour grinçant. En 44, mon arrière-grand-père s’est fait prendre. Fusillé trois jours plus tard à Brest. Deux mois avant le débarquement.

Quand je demandais à mon grand-père si ça avait été dur, il me répondait toujours :

« C’était la guerre. On savait ce qu’on risquait. On savait qu’à chaque retour de mission on avait eu une chance de cocu. Mon devoir était maintenant de m’occuper de ma mère, d’avancer. »

Et il s’en est occupé de mon arrière-grand-mère, la pipe de son père au bec. 98 ans quand elle est morte au soleil, en regardant la marée ! Une bretonne coriace au caractère bien trempé !

Pour ma grand-mère ça a été plus court. Une anglaise rencontrée sur l’île de Groix. Il l’a aimée d’un amour foudroyant. Aussi foudroyant que la grippe qui l’a emportée en deux nuits, cinq ans plus tard, le laissant seul avec une petite fille d’un mois, ma mère. Il ne s’est jamais remarié et n’a vécu que pour ces deux femmes, mon arrière-grand-mère et ma mère, à qui il construisait la vie dans l’esprit de combat, l’analyse critique et le dégout de la société de consommation.

Mon grand-père était un communiste convaincu, un écolo pacifiste et un fervent amoureux de la mer. Il pratiquait une pêche artisanale, qui nous a toujours apporté à manger dans notre assiette, des vêtements sur le dos, des bons livres à lire, des fêtes l’été avec les amis, des virées en bateau à travers l’Europe… une vie simple mais douce.

Au fil des ans il a commencé à pester de plus en plus sévèrement contre la pêche industrielle, les élevages en mer. Son engagement s’est fait plus intense contre les lois européennes, les multinationales et les techniques de pêche au gros plus monstrueuses les unes que les autres. Ma mère a grandi dans cette ambiance, partagée entre cet amour pour la mer, le pacifisme engagé de mon père, les combats à mener contre les oppresseurs au risque de sa vie, la haine des pollueurs et des usiniers de la mer. Mais son engagement a été beaucoup moins pacifiste. Il l’a conduit jusqu’à Greenpeace avec qui elle a mené des opérations coup de poing de plus en plus virulentes. J’ai été conçue lors d’une de ces opérations et ce n’est que pour me donner naissance que ma mère a fait une pause à Camaret. Elle est repartie aussi vite à ses engagements, me confiant aux soins de mon grand-père et de mon arrière-grand-mère.

Je crois que mon grand-père s’en est voulu. Il n’a jamais mal parlé de ma mère, mais il se sentait responsable de cet abandon. Le voilà donc reparti à élever un petit bout de bonne femme, la pipe vissée au bec, un pied moitié à terre, moitié sur le bateau.

Ses regrets et sa culpabilité l’ont sûrement modéré dans ses histoires, dans ses engagements et dans ses influences dans mon éducation. Moi je suis restée à Camaret, je n’ai pas rêvé d’aventure et de combat. J’ai nagé. Des heures et des heures. Il m’accompagnait des yeux au début. Mais plus tard, j’allais tellement loin, qu’il m’accompagnait de son bateau. Petite, quand je lui disais de venir nager avec moi, il me répondait inlassablement :

« J’peux pas… j’ai ma pipe… ». Et il riait les pieds dans l’eau. Et je l’éclaboussais pour me venger.

Plus grande il m’expliquait qu’on n’est rarement marin et nageur : lui il navigue, moi je nage.

Ado, j’ai commencé à m’inscrire à des compétitions en eau libre. Mon grand-père était toujours présent. Il m’accueillait à l’arrivée, gagnante ou perdante, avec sa pipe et ses yeux rieurs. Quand je gagnais, il me serrait sans effusion mais je sentais sa fierté et son admiration de me voir parcourir de telles distances à la nage.

Un jour où nous étions assis dans son bateau, à regarder le soleil se coucher sur le cimetière à bateaux de Camaret, il m’a lancé :

« J’irais bien nager avec toi demain ».

Je l’ai regardé complètement ahurie.

« Je n’ai jamais appris à nager et je trouve bête de mourir sans savoir faire un truc que ma petite-fille fait si bien…

« Tu apprends à nager à des dizaines de gamins tous les ans… je devrais y arriver…

– Tu ne sais pas nager ? »

J’étais soufflée.

On s’y est mis dès le lendemain. Pas facile d’apprendre à nager à un petit vieux qui ne veut pas lâcher sa pipe, mais à force de travail, de patience, de courage, on allait y est arriver. Tous les deux. Mais bon sang que c’était long ! Il n’avait aucun équilibre, aucune souplesse, aucune intelligence de cet élément. Les poissons, il les adorait, mais il ne les comprenait pas. Je savais qu’il ne lâcherait pas. Grand-père ne faisait jamais les choses à moitié. Et un matin, il est parti, il s’est éloigné vers le large, il avait pigé le truc. Il criait sa joie, en même temps qu’il nageait, il riait, buvait la tasse, se tournait vers moi : « Ça y est, ça y est ! ». Je riais prête à l’empêcher de se noyer.

Il en a perdu sa pipe. Ce n’était pas un drame, il en avait toute une palanquée exposée sur le mur de la bibliothèque.

On est revenus sur le sable à bout de souffle et ravis. Je le regardais du coin de l’œil, un sourire en coin… il avait 5 ans…

Il a continué de nager tous les matins. D’abord avec moi, puis tout seul quand j’ai décroché un poste au Conservatoire du littoral.

La semaine dernière je suis allée faire une grande course en eau libre dans cet incroyable pays qu’est Albanie. En me promenant dans les rues de Tirana, j’ai vu un étal sur le marché. Des dizaines de pipes alignées les unes derrière les autres et un vieux monsieur la peau tannée, la pipe au bec et les yeux rieurs, derrière le stand. Je lui ai raflé toutes ces pipes ! Elles sont venues rejoindre la collection de l’arrière-grand-père et de mon grand-père dans la bibliothèque. Bien sûr, il ne les verra pas. Enfin si, peut-être… il est si présent en moi…

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